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"Lettre a Jimmy" : Interview accordée à Boniface Mongo-Mboussa et parue dans "Africultures".

« L’œuvre de Baldwin est plus que jamais d’actualité »
Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Alain Mabanckou
septembre 2007, Paris publié le 13/09/2007
, Africultures.

Alain Mabanckou, prix Renaudot avec Mémoires de porc-épic (2006) publie un essai, Lettre à Jimmy (Fayard, 2007) sur l’œuvre de James Baldwin. Le ton de ce livre (celui de la confidence) sert de prétexte à l’écrivain pour méditer sur l’engagement en littérature, l’antisémitisme des noirs, la visibilité / invisibilité de l’Afro-Américain aux Etats- Unis, etc.

Boniface Mongo-Mboussa :

Depuis quand fréquentes-tu l’œuvre de Baldwin ?

Alain Mabanckou :

J’avais lu il y a une quinzaine d’années La Prochaine fois, le feu, l’essai le plus connu de James Baldwin. Dans la déconstruction de l’Amérique qu’il opérait, la détermination et la finesse de ses analyses furent pour moi plus qu’une révélation. L’humanisme et l’indépendance d’esprit qui traversaient ces pages me parlaient, et ce sentiment allait m’obséder encore plus avec la lecture de son roman La Chambre de Giovanni. Lorsque je suis arrivé aux Etats-Unis en 2001, j’ai décidé de perfectionner mon anglais et de le lire dans le texte.

C’est un peu grâce à James Baldwin que j’ai appris la langue anglaise puisqu’il me fallait lire des ouvrages théoriques écrits dans cette langue pour écrire ma Lettre à Jimmy. La documentation en français est très mince au sujet de cet auteur. La biographie la plus connue - et non traduite en français - est signée par David Leeming, James Baldwin, A Biography. Leeming fut un des meilleurs amis de Baldwin. J’ai écouté la plupart des interviews de ce biographe et j’ai même enseigné certains livres de Baldwin aux Etats-Unis.

Outre Baldwin, un autre écrivain traverse ton essai : Ralph Ellison, l’auteur de l’homme invisible. Comment situes-tu ces deux auteurs ? Quelle place occupent-ils dans la littérature américaine ?

Outre qu’ils étaient tous les deux amoureux du jazz, Ellison et Baldwin n’ont cessé de revendiquer la place du Noir dans une société américaine caractérisée par la suprématie de la race blanche. Pour sa part, Ellison constate que le Noir est « invisible » à cause de la cécité de l’Amérique qui, en réalité, ne veut pas le voir ou fait semblant de ne pas le voir. De son côté, Baldwin insiste sur la redéfinition salutaire de l’identité américaine dans laquelle l’Afro-américain devrait avoir sa place. Et cette place est à arracher "par tous les moyens nécessaires" (La prochaine fois, le feu).

Pourtant, dans les univers romanesques des deux écrivains les différences sont criardes : contrairement aux personnages de Baldwin dont la plupart sont des marginaux de Harlem confrontés à leurs tourments, ceux d’Ellison (photo) sont instruits, sûrs d’eux-mêmes - sans doute l’influence de leur auteur qui fut un universitaire de renom, professeur entre autres de littératures russe et américaine dans des universités prestigieuses de son pays !
Les deux auteurs font aujourd’hui figures de classiques des lettres américaines. L’œuvre de Baldwin l’a imposé comme « l’intellectuel » des droits civiques, le romancier de la marginalité, celui qui a su autopsier la société américaine à travers sa propre expérience, celle de bâtard, de Noir de Harlem, d’homosexuel, d’écrivain contraint de quitter sa terre natale afin d’échapper à la pression d’une Amérique éclatée en mosaïques ethniques.

Justement en parlant de Ralph Ellison, on pense à son lecteur, le clochard. Qui est-il ? Quel est son rôle dans l’essai ?

Je souhaitais faire un clin d’œil dans mon livre en évoquant de manière imagée cet auteur qu’est Ellison. Le clochard qui erre à Santa Monica est un Blanc. Il est donc « invisible » parce qu’il fait partie de la majorité « blanche ». Et il se prend pour un Noir ! Même en écrivant un texte de réflexion, je n’ai pas voulu gommer le rêve et l’évasion. Quoi de plus judicieux que de laisser traîner un tel personnage au début et à la fin du livre ? Une sorte de mystère, en somme…

À l’ouverture de ta Lettre à Jimmy, tu mets en exergue l’entretien de Baldwin, dans lequel, il raconte sa rencontre avec les Africains à Paris. Ne penses-tu pas que cet épisode mérite à lui seul tout un essai. Quelle est aujourd’hui la relation des noirs américains à l’Afrique (tu pourras ici parler à partir de ton expérience) ?

Oui, les rapports entre l’Africain et le Noir américain mériteraient qu’on s’y attarde. J’y réfléchis depuis que j’ai mis les pieds aux Etats-Unis. Baldwin avait pris conscience du problème et soulignait déjà qu’il existait un grand malaise : pour se comprendre, le Noir américain et l’Africain avaient besoin d’un « dictionnaire ». Sans doute est-ce aussi le but recherché dans mon livre : comprendre l’œuvre de Baldwin afin d’accéder à un pan de ma propre histoire, celle d’un Africain qui a choisi de vivre aux Etats-Unis et qui côtoie d’autres gens de couleur arrivés dans un territoire de peuplement, l’Amérique. La couleur de la peau fausse la conception du monde. J’ai appris dans la vie quotidienne que ma vision du monde était loin de celle d’un Noir américain et que nous n’avions pas les mêmes préoccupations. Ce constat est d’actualité, et il serait intéressant d’étudier de très près le statut de l’Africain égaré au milieu de Noirs américains. Ceux-ci le prendraient-ils pour un frère ou un complice des négriers ? Un Africain peut-il intégrer la communauté noire américaine, s’y fondre au point de parler d’une fratrie ? Ce sera probablement l’objet d’un autre livre. J’ai tracé quelques pistes dans Lettre à Jimmy, j’y reviendrai un jour ou l’autre…

Le ton de la confidence de ce livre est juste, l’écriture de cet essai a-t-il été facile ? Comment (je veux dire à quel moment l) cette idée de lettre s’est imposée à toi ?

Je souhaitais établir une relation de confession et surtout de complicité avec le lecteur et ne pas l’assommer d’une multitude de notes de bas de pages - ce qui, le plus souvent rend indigeste une étude théorique même la plus magistrale. Je suis d’abord un romancier et, en cela, j’ai vu la vie de Baldwin comme un roman. Le ton du « tutoiement » s’est alors imposé. Et d’ailleurs, en langue anglaise cela n’est pas une offense. Nos étudiants aux Etats-Unis nous appellent par nos prénoms sans que cela ne nuise au respect réciproque. Dans Lettre à Jimmy ma préoccupation était aussi d’écrire un texte dans lequel l’émotion, l’admiration et la réflexion se marieraient. J’espère y être parvenu.

Le chapitre sur l’antisémitisme des Noirs est intéressant et ouvre des perspectives. Comment est-il reçu ?

C’est sans doute un des chapitres les plus polémiques du livre, outre celui consacré à ma conception des littératures noires contemporaines. L’antisémitisme des Noirs fut une question largement abordée par Baldwin dès la fin des années quarante. Elle est d’actualité en France, à en croire les débats houleux que nous lisons dans la presse et les réactions suscitées par les propos du comédien Dieudonné ou le philosophe Alain Finkielkraut. Je ne pouvais pas passer cela sous silence. La réception devrait plutôt s’orienter vers un vrai débat. Je donne les éléments évoqués par Baldwin à son époque et je les rapproche de nos discussions actuelles.

Baldwin a-t-il réellement « tué » son père Richard Wright. ?

Il l’a « tué » dans le sens métaphorique de ce mot. Ce qui ne veut pas dire que l’admiration de Baldwin pour Wright avait disparu. Parmi les derniers textes qu’il écrivait, Baldwin ambitionnait d’écrire un livre sur Wright qui fut son mentor et qui l’aida à exister comme écrivain - il lui fit obtenir une bourse, et c’est en particulier parce que Wright était déjà à Paris que Baldwin décida de s’y rendre aussi. Mais nous sommes dans une situation classique : l’élève Baldwin qui cherche à dépasser le maître Wright. Leur opposition demeure une des grandes « rivalités » de l’histoire de littérature américaine.

Que reste-il de l’œuvre de Baldwin. Je veux dire qu’est-ce que l’on lit le plus : ses essais ou ses romans ?

Baldwin mérite une grande audience : son œuvre est plus que jamais d’actualité. On l’a souvent vu uniquement comme un des grands représentants des droits civiques en Amérique. Or son œuvre a fait des descendants, et l’une des figures les plus emblématiques est sans doute le prix Nobel Toni Morrison qui a préfacé il y a quelques années l’œuvre complète de Baldwin parue à la National Library of America que nous pouvons considérer comme « La Pléiade » des Lettres américaines. Deux des livres de Baldwin émergent et sont devenus des classiques : son essai La prochaine fois, le feu et son roman La Chambre de Giovanni.

Son essai pointe du doigt l’Amérique et prône l’humanisme éloigné de l’épine raciale. Son roman brise tous les tabous et met l’individu en face de ses tourments sexuels. Au regard de la réception favorable que la presse littéraire française accorde à ma Lettre à Jimmy, je peux dire que James Baldwin est encore lu et que sa pensée n’a pris aucune ride. Comment ne pas s’en réjouir ?

Propos recueillis par Boniface Mongo-Mboussa pour Africultures, 13/09/2007

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