L’histoire est-elle en train de bégayer, ou, plutôt, sommes-nous retournés à la case de départ ? Au dix-neuvième siècle déjà, des penseurs d’ascendance africaine, tels qu’Edward Wilmot Blyden, James Africanus Horton, Alexander Crummel s’étaient dédiés à remettre en question les définitions impérialistes du Nègre qui, en vérité, avait pour but de légitimer et d’expliquer la colonisation et l’esclavage. Cette remise en question de la philosophie impérialiste se poursuivra, au vingtième siècle, par d’autres intellectuels Africains tels que W.E.B Dubois, Léopold Sedar Senghor, Cheikh Anta Diop, etc. Le but ultime de l’écriture a été, pour tous ces écrivains, de se réapproprier la voix qui leur a été confisquée afin de montrer les failles de l’appareil doxographique impérialiste qui, pendant des siècles, a défini le Nègre comme l’opposé négatif du blanc. Aujourd’hui encore, alors qu’on croyait en avoir fini avec les théories sur l’humanité ou non du sujet africain, des voix se lèvent partout en Afrique pour appeler à une réplique à Nicolas Sarkozy
Pourtant, l’histoire nous a montré que toute réflexion anti-coloniale, comme toute discipline qui se définit par rapport à une autre instance, court le risque de ne pas être en mesure de mettre en évidence ses particularités intrinsèques, c’est-à-dire, ce qui fait d’elle autre et non une réaction, une dérive d’une pensée préexistante. La pensée anti-coloniale africaine qui, souvent, se définit par rapport à l’idéologie coloniale, court le risque, comme le suppose son suffixe, de trouver sa condition de possibilité dans le fait colonial et ses avatars. L’un des dangers de cette relation à l’altérité est de penser l’Africain par rapport aux définitions impérialistes du Nègre même si c’est dans le dessein d’aller au-delà de ces définitions. Cette façon de penser ne laisse pas libre cours à la possibilité de penser l’Africain en dehors des cadres conceptuels rigides fixés par la philosophie occidentale depuis le dix-neuvième siècle et implique la répétition du traditionnel assujettissement de l’autre au même. L’autre danger c’est de s’éloigner des questionnements qui préoccupent les masses africaines. Franz Fanon l’avait compris, qui, dans l’un des textes fondateurs de la pensée postcoloniale Africaine, Les damnés de la terre, avait décidé de s’adresser aux colonisés et non à ceux qui les ont inventés et de regarder vers l’avenir plutôt que de théoriser un retour aux sources.
Cela ne fait l’ombre d’aucun doute, je n’en disconviens point, qu’il était, qu’il est nécessaire de penser le sujet africain, de le définir. Toute définition du sujet africain doit, cependant, trouver ses conditions de possibilités dans les modes de définitions du monde propres aux sociétés africaines. Les questions posées doivent être en relation avec le « qui suis-je ? » que l’Africain lui-même se pose, au lieu de s’inscrire dans la logique centenaire du « tu es… » que l’Occident a établi dans la pensée Afrique. Les intellectuels africains, depuis le dix-neuvième siècle, ont, paradoxalement cependant, défini le Nègre par rapport à l’occident. Résultat : leurs points de vue sur l’Afrique ont souvent eu des accents coloniaux. Les intellectuels africains qui ont décidé de répondre à M. Sarkozy au lieu de se concentrer sur l’Afrique et les Africains, courent le risque de tomber dans une autre invention ou une autre imagination de l’Afrique.
Il est, en effet, indéniable que Nicolas Sarkozy, tout comme Arthur Gobineau, a été lamentable. Mais M. Sarkozy n’a fait qu’une mauvaise lecture de Senghor et il a pu faire cette lecture de Senghor car, précisément, Senghor lui-même, l’Ethiopien, a été trop prêt des dieux de l’Olympe, non pour leur apprendre les lois de la grammaire et des mathématiques, mais pour leur montrer que lui aussi était homme. Tout comme M. Sarkozy, les Olympiens l’ont pris aux mots et ont compris que l’homme africain avait une essence. Ils se sont concentrés sur leurs propres définitions de la raison et de l’émotion et ont cru que Senghor partageait l’avis de Gobineau. Il n’auront rien compris de la philosophie de Senghor, qui pourtant s’est égosillé tellement de fois pour rappeler qu’il ne croit pas à une nature prélogique encore moins alogique. Mais rien n’y fait. On ne peut rien n’expliquer à quelqu’un qui sait déjà qu’il sait. Tant que le précepte delphique n’aura pas été inscrit sur tous les murs d’occident, il ne servira à rien d’insister ? Les occidentaux ne comprendront pas car ils ne peuvent pas penser le radicalement différent. Ils sont dans l’impossibilité de sortir d’eux-mêmes et de devenir nègres avec les nègres. Cela est choquant. C’est vrai. Mais qu’est-ce donc qui est plus important ? Que M. Sarkozy et ses acolytes sont ignorants et ne savent pas qu’ils le sont, ou que les Africains eux-mêmes ne savent pas qu’ils ont perdu assez de temps en essayant de répondre aux définitions occidentales de l’Africain ?
Il est temps que l’on s’inscrive dans le même sillage que des penseurs tels que, Ngugi Wa Thiongo et Cheikh A. Ndao, qui ont décidé de poser les questions qui tiennent à cœur à leurs peuples. Il est temps que les intellectuels africains fassent de l’Afrique, des Africains et de la façon dont les masses africaines pensent l’Afrique, une priorité. Nul ne doit tomber dans le même piège que les pionniers de la pensée Africaine qui ont passé toutes leurs vies à répondre à l’occident et à ne s’adresser qu’à l’ancien maître. Mettons nous à l’école de Franz Fanon qui, comme le remarque Jean Paul Sartre dans Orphée noir, inscrivait un paradigme nouveau dans l’historiographie de la pensée africaine en ce sens qu’il ne s’adressait plus à l’occident mais à ses frères opprimés.
Il est temps que la post-colonie soit postcoloniale. Il est primordial que les intellectuels Africains parlent aux africains. Il est vital que les Africains réfléchissent sur la façon dont les Africains, dans les rues de grand Dakar, de boulkasoumbougou, des Médinas, ou dans les campus de Dakar, d’Abidjan, ou de Lomé, comprennent les textes, de Cheikh Anta Diop, de Léopold Sedar Senghor, de V.Y Mudimbe ou de Souleymane Bachir Diagne et écoutent les vers de Didier Awadi, de Fela Kouti, ou de Tiken Jah Fakoly. Il est plus important de penser le mépris que les Nègres ont pour les Nègres, c’est-à-dire pour eux-mêmes. Il nous faut comprendre et accepter que l’ignorance de M. Sarkozy est moins choquante que l’attitude des enfants de nos sœurs et frères qui parlent mieux français que wolof. Sarkozy est plus excusable que tous nos frères et sœurs qui sussurent et plastronnent, à longueur de journée, dans les salons de la condescendance. Il est plus alarmant que nous méprisions tant nos cousins à qui nous octroyons si fièrement le sobriquet de kaw kaw. Il est temps de se demander si, en 2007 encore, Fanon a toujours raison de dire qu’il n’y a qu’un seul destin pour le Nègre, c’est être blanc. Pose la question à ton voisin. Ou, comme le disait Xuman bou Pee Froiss, Siensal !
Dr. Cheikh Thiam
Assistant Professor, Linfield College, USA