Eugène Ebodé croit au rire - certains diraient à la rigolade, et il n’est d’ailleurs pas surprenant de le voir pousser la chansonnette en plein débat littéraire alors que ses confrères, sérieux, s’évertuent à se justifier comme d’habitude sur leur rapport avec la langue française ou sur l’avènement d’un monde où le nègre sera « debout, les cheveux dans le vent », dans la nuit qui « vrille comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique ». Ce Camerounais amoureux de Pouchkine accepterait un duel, juste pour sauver le rire ! Ses romans sont des peintures sociales dont la tendresse des couleurs nous fait presque oublier combien il est difficile de revisiter le bonheur de l’adolescence sans l’entacher de faux regrets propres aux adultes que nous sommes. On ne le prend pas au sérieux ? Il en rit. Il invite à relire Rabelais. Et si cela ne suffit pas, il y aura toujours aussi La Fontaine ! Lorsqu’on lui demande par exemple sur telle ou telle question quelle est sa position, il répond, goguenard : « Ma position ? En tout cas pas celle du missionnaire ! » Des allusions qui, pour certains, frôlent la ligne rouge. Mais lui sait que la littérature se joue au-delà de cette ligne, et il l’enjambe avec un bonheur à concurrencer "l’écrivain sérieux" du quartier qui attend que l’oiseau chante pour commencer enfin à écrire de la poésie.
Eugène estime porter le plus beau des héritages : l’enfance, et au-delà, l’adolescence. Alors, en trois livres successifs parus chez Gallimard - La Transmission, La divine colère et Silikani -, le Camerounais déambule dans son vestiaire de l’enfance, décroche les souvenirs de cette époque où la joyeuse déraison nous poussait à courir, la chemise ouverte, afin d’apercevoir au-dessus d’une colline la beauté originelle d’un soleil qui s’éclipse pour éclairer les autres contrées. Cette trilogie romanesque aurait pu d’ailleurs s’intituler Une adolescence camerounaise. Mais pourquoi cloîtrer un univers dans lequel tout Africain se reconnaîtrait ? Ebodé a gardé dans son regard l’émerveillement et l’appétit de ces "plaisirs miniscules", ces petites gorgées de bière qui fondent en réalité l’existence.
L’homme qui porte d’ordinaire un feutre noir a accepté de répondre à nos « 10 questions »...
1. Eugène, depuis quelques années tu t’es lancé dans un sprint littéraire particulier : réunir en trois volets les souvenirs de ton adolescence africaine - de la nôtre par ricochet. Le dernier livre est paru sous le titre de "Silikani".
Les mélomanes congolais connaissent ce nom dont la paternité revient au chanteur Tabu Ley alias "Rochereau". De ces trois romans, "Silikani" est le plus musical... J’ai comme envie de dire que tu dansais en l’écrivant - ou le contraire : tu l’écrivais en dansant...
Je faisais même plus, j’écrivais parfois en chantant ! La musique est ma drogue et elle l’a davantage été durant la rédaction de Silikani. J’ai réellement absorbé toutes les musiques évoquées dans ce roman jusqu’à l’ivresse absolue. A force d’écouter la chanson Silikani, je suis devenu Congo, pour emprunter une formule chère à Aimé Césaire.
2. Je sais que tu es un féru de la musique africaine, mais d’où te vient particulièrement cet amour de la musique congolaise, et comment as-tu découvert Rochereau Tabu Ley au point de lui rendre, parmi d’autres musiciens africains, ce bel hommage ?
Ma mère a toujours été une fan de la rumba congolaise. J’ajoute tout de suite que Silikani, de Rochereau, était sa musique de chevet, sa transe fétiche, son colifichet fantastique. Elle lui permettait d’oublier tous les petits et grands soucis de la vie quotidienne. Il me tardait, à travers Rochereau, de dire encore merci à maman de m’avoir permis de baigner dans le fleuve revigorant qu’est la musique africaine en général et la congolaise en particulier. Je tiens d’ailleurs à confesser ceci : j’aurais aimé apprendre le lingala. Ma méconnaissance de cette langue me restera à jamais comme une douleur intime. Cette langue aux sonorités majestueuses, au velouté admirable et à la poésie incomparable, est l’une des langues les plus mélodieuses que l’on puisse entendre. Même les sourds, j’en suis persuadé, se trémoussent de plaisir devant ses harmoniques perce-muraille. Les dirigeants du continent premier, lorsqu’ils auraient enfin acquis la pleine conscience de leurs missions et de leurs responsabilités devant l’Histoire, inscriront le lingala dans les programmes linguistiques de l’enseignement secondaire. Ils valoriseront ainsi ce patrimoine africain qui mérite toutes les attentions et sauvegardes. Le lingala doit figurer au programme des enseignements obligatoires. On peut même affirmer que l’apprentissage d’une telle langue ne pourra se faire qu’à travers, que dis-je, à partir des textes des musiques éternelles surgies dans les deux Congo. Boukaka, Les Bantous de la capitale, Franco, Koffi Olomidé, Grand Kallé, Ray Léma, Lokua Kanza, Zao, sont des artistes et des sociologues, ils ont en eux la force qui écarte la désespérance de nos chemins et ils savent le transmettre. Permets-moi de dire qu’au-delà de la musique congolaise, le roman Silikani est une révérence faite aux musiciens africains et à Fela Anikulapo Kuti en particulier, pour leur œuvre de salut public en Afrique et dans le monde.
3. "Le Fouettateur" est un livre atypique que tu viens de faire paraître aux "Editions Vents d’ailleurs". Le texte est un « poème épicé », soulignes-tu. Je sais que ce livre, tu le portes depuis - j’ai eu à lire les premières moutures il y a quelques années. Regrettes-tu de ne l’avoir pas publié plus tôt ?
Non, je suis heureux qu’il paraisse maintenant. Il témoigne aussi de ma volonté de publier à mon rythme et de n’obéir qu’aux injonctions, je dirais plutôt aux délibérations, de ma conscience.
Tu sais, Alain, combien est fragile le texte littéraire. On lui demande de nous élever à l’immortalité et il agit selon son bon vouloir. L’écrivain pense dominer son texte, or c’est l’inverse qui se produit. Nous faisons souvent ce constat un peu désabusé que certains de nos livres, et pas forcément ceux que nous aimons le plus, attirent davantage le lecteur. Tout ceci devrait donc nous rendre plus modestes à l’égard de nos propres créations. Elles nous échappent ou se plaisent à nous jouer des tours. Quel pouvoir avons-nous sur elles ? Celui de leur donner naissance et de choisir parfois le moment de leur publication. Mais il me plaît que tu utilises l’expression de livre atypique. Oui, là est l’essentiel : faire un livre qui n’obéisse ni à l’inscription comptable ni au formatage classique. Avec Verre Cassé tu as agis ainsi sur le plan formel, prenant tes distances avec la narration codifiée et rigidifiée. J’ai essayé de faire le pas de côté, comme dirait Kafka, avec Le Fouettateur. Ce mot-gigogne ne répond-t-il pas à Zarathoustra ?
4. Sans doute, et ainsi parlait-il !... Autre chose : tu publies d’ordinaire tes livres chez Gallimard (Continents noirs), n’est-ce pas une petite infidélité que d’avoir donné "Le Fouettateur" chez un autre éditeur, "Vents d’Ailleurs" ?
Non, il n’y a pas eu infidélité. Il y a eu acte de liberté. Gallimard est une énorme maison, c’est un fait. Gallimard est une famille, c’est aussi un autre fait. Elle respecte ses auteurs et nul n’y est ni embastillé ni guantanamoïsé. Publier chez un autre éditeur est précisément un moyen de démontrer que nous n’y sommes pas assignés à résidence éditoriale. Je suis aussi très heureux de publier chez Vents d’Ailleurs qui est un éditeur uniquement soucieux de la qualité du texte. Nul copinage, aucun artifice n’intervient dans ce processus, aucun chef d’Etat ou sous secrétaire d’Etat ne peut demander à l’un ou l’autre de ces éditeurs de publier tel ou tel texte. Attention, en disant ceci, je ne veux pas prétendre que d’autres maisons d’édition font des contorsions que la morale réprouve. Mais puisque nous parlons de moi et de mes éditeurs, je dis ce que je pense. J’ai d’ailleurs lu, comme tout le monde, un point de vue très précis d’Antoine Gallimard paru dans Le Monde des livres, fin mars. Les auteurs Gallimard sont libres de publier où bon leur semble. Mais le respect est une chose qui n’est possible que dans la réciprocité. Cela existe chez Gallimard et je continuerai à publier dans cette belle et prestigieuse maison.
5. Ton cas est intéressant à plus d’un titre : tu es un des personnages de ta trilogie. Est-ce une littérature "intimiste" qui se profile dans le continent ?
Intimiste n’est pas le terme exact. Car si je suis l’un des personnages de mes livres, il en est d’autres, plus denses, plus vivants alors qu’ils appartiennent à la création littéraire pure : Syracuse, Chilane, Silikani, Alphonse, pour ne citer que ces quatre-là. Une autre dimension ne s’accorde nullement avec l’expression intimiste : j’aime travailler sur plusieurs territoires : l’Afrique et l’Occident.
De même, je ressens une attirance certaine pour l’écriture du dédoublement, le recours à la dualité, l’approche binaire, globale, en somme, me permet en permanence d’imaginer le basculement, le mouvement, l’ouverture de champ : le jour et la nuit, le malheur qui est effacé par le bonheur inattendu, l’enfant et le vieil homme, le courage et la peur, l’indécision et la volonté d’agir, l’homme et la femme, naturellement ! Cela ne t’a sûrement pas échappé car dans mes romans, existe toujours la cohabitation entre le réel et l’imaginaire. J’insiste, il n’est de nuit qui ne tombe sans l’aurore à venir. La tornade et le soleil écrasant, la veulerie et la rigueur morale, le sage et le singe, l’Afrique et l’Occident, Douala et Marseille, le citoyen ordinaire (les vendeuses de beignets, la masseuse, le curé) et les vedettes ( le président de la république, Bettega, le joueur de foot international, les musiciens hors-normes...). Pour revenir au Fouettateur, ce livre montre précisément que je peux écrire des histoires où je ne suis absolument pas présent en tant que personnage. N’oublions pas que la littérature, même lorsque l’on utilise le pronom personnel « je », reste aussi un jeu ! Une volonté de fiction, une hypothèse de désensorcellement du monde. Une esquive ? Un masque ? Why not ! Je ne récuse pas la littérature intimiste, car chaque mode d’expression est digne du plus grand intérêt lorsque la volonté de friction et d’effusion peut-être dégage un ciel bas et menaçant de ses gros nuages.
6. Après cette trilogie, peut-on dire que le personnage d’Ebodé qui traverse tes romans ne reviendra plus sur scène ?
Promis, Ebodé ne reviendra plus. C’est une promesse ridicule, car l’important est de savoir si un texte ouvre un appétit, un désir de sublimation, prend une position esthétique ou sociétale sur une question d’intérêt artistique ou social. Bon, je sens que je vais être sérieux et irriter ceux qui me trouvent léger...
7. Ton écriture privilégie une certaine « joyeuse déraison », le rire est sans cesse au rendez-vous. Et je sais que beaucoup te reprochent la « légèreté » ?...
Oui, les plus barbants, ceux qui ne font rire personne et qui n’ont toujours pas compris que le sérieux n’est pas une proclamation de vérité dernière. Ce n’est pas la jauge de ce qui, à mes yeux est capable de produire le plus grand enchantement. Remarque, il y a des clowns tristes qui nous font rire aux larmes. Mais ceux-là, jouent, ils ne nous présentent pas un visage, un « tempo », un modèle à vocation unique. Ceux qui me reprochent la légèreté dont tu parles confondent la recherche permanente de fluidité qui donne le sentiment que mes textes sont faciles. Non, ils sont le résultat d’un gros travail mais je refuserai toujours de prendre la pose de l’écrivain sérieux et encore moins, je l’espère, « rasoir ». Alors, les langues de vipère n’ont probablement pas encore lu Rabelais ou La Fontaine. Elles sont encore au stade infantile du roman qui se la joue et prend des postures loufoques sous le masque du sérieux. Soyons comme Démocrite... J’ai dit un gros mot ? Soyons nous-mêmes et rions d’abord de nos impostures !
8. Quelles sont d’ordinaire tes lectures, les auteurs qui te sont proches, qui t’inspirent et peut-être qui ont fait de toi ce que tu es aujourd’hui ?
Pouchkine, hier, Pouchkine, aujourd’hui ! Je répugne à me livrer à cet exercice. On veut être ouvert et voilà que les censeurs vous trouveront pédants et les ricaneurs poseurs. J’adore relire le Césaire du Discours sur le colonialisme ou la Lettre à Maurice Thorez. Nietzsche, celui de la Généalogie de la morale, m’inspire aussi de même que Conrad, celui du Nègre du Narcisse, le Diderot du Supplément au voyage de Bougainville. Je suis ébloui par Gary Victor et Percival Everett. Fatou Diome m’impressionne et Stefan Zweig est toujours un géant aux avant-postes du temps. Je viens de relire Verre Cassé pour une conférence que je donnais récemment à l’université de Bologne ; non, ce n’est pas pour te caresser dans le sens du poil, mais tu as écrit un grand livre. J’ai pris un immense plaisir à relire ce roman (les écrivains dits sérieux se calmeraient s’ils pénétraient ce livre ou se laissaient pénétrer par lui) et j’en ai emprunté des passages absolument « énaurmes » sur la prétention en littérature. J’ai aussi relu les Livres VI et VII de La République de Platon. Ils sont formidables du point de vue métaphorique et pleins d’enseignement sur les apparences. Démosthène m’intéresse en tant qu’orateur, mais pas comme philosophe. Oui la dimension du langage est capitale en société. Je viens aussi de lire un nouvelliste, Georges Païta ; sa maîtrise du récit est formidable et son univers suffoquant de vérité...
9. En tant qu’ancien footballeur, comment vis-tu l’absence du Cameroun - grande nation footballistique - à ce Mondial 2006 en Allemagne ?
Je serai supporter de la Côte-d’Ivoire. Vraiment supporter. Le Cameroun a échoué cette année et il faut bien admettre, sans les ressasser, le fait que les échecs font partie des infortunes de la vie. Non, je ne suis pas chagrin. Je souhaite à la Côte-d’Ivoire un parcours excellent. Oui, je l’attends le 9 juillet à Munich !
10. Que nous prépares-tu comme livre actuellement ?
Un texte sur Rosa Parks me hante depuis des années. Il s’agit, comme tu le sais, d’une femme exceptionnelle qui nous a quittés en octobre dernier. J’aimerais parler d’elle à tous ceux qui croient encore dans les vertus de l’insolence et qui ne veulent pas longer les rives de la soumission aux douceurs si trompeuses et masquées...