Un de ses éditeurs le présente ainsi : Michel-Edouard Leclerc (photo 1 et 2), ancien élève de Michel Serre et de Jankelevitch fait encore figure, à 50 ans, d’enfant terrible de l’économie française. Il dirige le groupe Leclerc qui est aujourd’hui, avec un chiffre d’affaires de plus de 24 milliards d’euros, le premier distributeur de l’hexagone, si l’on raisonne en parts de marché. Il a également publié La Fronde des caddies (Plon, 1994) et Itinéraires dans l’univers de la bande dessinée (Flammarion, 2003).
Le chef d’entreprise est venu à Santa Monica pour quelques jours alors que je terminais l’écriture de mon ouvrage et qu’il préparait un livre consacré aux écrivains. Voici rapportée ici la note de lecture parue sur son Blog ( http://www.michel-edouard-leclerc.com/content/xml/fr_home.xml) le 9 septembre dernier :
C’était il y a quelques mois, à Los Angeles, dans le quartier de Santa Monica. Alain Mabanckou enseignait à l’UCLA la littérature de langue française. Il travaillait à l’écriture d’un livre sur James Baldwin. Au milieu des bouquins et penché sur son écran d’ordinateur, il jubilait, il se délectait ! « Ecoutez, mais écoutez ça… ». Et alors, il lisait :
Je me tiens debout à la fenêtre de cette grande maison, dans le sud de la France, tandis que tombe la nuit, la nuit qui mène à l’aube la plus terrible de ma vie… Mes ancêtres ont conquis un continent, ils ont traversé des plaines jonchées de morts jusqu’à un océan qui, tournant le dos à l’Europe, faisait face à un plus sombre passé. Je serai peut-être ivre d’ici l’aube mais cela ne me sera d’aucun secours.
« Vous connaissez ? C’est la première phrase de La chambre de Giovanni. C’est beau, vous ne trouvez pas ? » Et sans attendre de réponse, il reprenait la phrase, la scandant, cherchant le rythme. Alain Mabanckou était tombé littéralement amoureux du style, de la poésie et des audaces de l’auteur de La conversion (Rivages, 1997), de Jimmy’s Blues (Actes Sud, 1985), Chronique d’un pays natal (Gallimard, 1973), et surtout du sulfureux La prochaine fois, le feu (Gallimard, 1963). De cette émotion, toute de découverte et de complicité fraternelle, il ne reste plus grand-chose dans le livre qu’Alain Mabanckou publie aujourd’hui (Lettre à Jimmy, Fayard). C’est un choix délibéré.
Oh, bien sûr, on le sent toujours admiratif, en phase, en résonance. Mais la ferveur poétique a laissé place à une interpellation plus politique. Ce n’est plus sur le terrain de la passion, ni celui des sentiments, ni des joutes littéraires que le Renaudot 2006 nous entraîne. Mais plutôt dans le décryptage d’une biographie qui le conduit à raisonner sur le statut de l’écrivain, du Noir, de l’homosexuel, de l’immigré, de la cohabitation des cultures, de leurs rivalités, comme, par exemple, celle qui eut pour effet d’exacerber l’antisémitisme des Noirs américains dans les années 50 et 60. Il nous faudra revenir sur ce livre, tant il aborde avec conviction et simplicité toutes ces questions qui ne cessent de faire débat encore aujourd’hui.
Mais alors que se cristallisent dans la communauté africaine francophone des sentiments contradictoires à l’égard de la politique française sur le continent noir, j’ai relevé à la fin du livre quelques phrases fort pertinentes sur le devenir des sociétés post-coloniales.
Le propos d’AM concerne précisément les Noirs immigrés en Amérique ou en Europe. Mais tout immigré peut s’y reconnaître :
Le refuge dans la sous-culture est ainsi un réflexe pour tout groupe se considérant comme victime de la marginalisation. Il se crée alors un réflexe grégaire, une volonté collective de rejet de la vision majoritaire du monde. Tout personnage qui se lève contre l’Occident devient le héros de ces minorités…
…En inventant leur propre langage et un code vestimentaire dérivé de ceux des Afro-américains, les jeunes immigrés affichent de cette façon leur révolte, défient les forces de l’ordre qui, dans leur esprit, les regardent comme de perpétuels "indigènes de la République"…
Et comme en résonance avec les critiques adressées à Nicolas Sarkozy, après le discours qu’il a tenu à Dakar, Alain Mabanckou, probablement sans s’en rendre compte, apporte de l’eau au moulin du locataire de l’Elysée.
Dit-il vraiment autre chose que notre Président quand il écrit (mais il est vrai, ce n’est plus un Blanc mais un Noir qui parle aux Noirs !) :
…l’attitude de l’éternelle victime ne pourra plus longtemps les absoudre de leur mollesse, leurs tergiversations. …leur condition actuelle découle de près ou de loin de leurs propres chimères, de leurs propres égarements et de leur lecture unilatérale de l’histoire… Il ne suffit plus…que je me dise originaire du Sud pour exiger du Nord le devoir d’assistance dans son élan de tiers-mondiste, car je sais que l’assistance n’est que le prolongement subreptice de l’asservissement, et être Noir ne veut plus rien dire, à commencer par les hommes de couleur eux-mêmes.
Quoi de plus naturel alors que l’auteur de Mémoires de porc-épic et de Verre Cassé cite Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs :
ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres… Je ne suis pas prisonnier de l’histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée… Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement.
Décidément, Alain Mabanckou, chef de file des écrivains-monde de langue française, et auteur de leur manifeste (publié chez Gallimard), confirme qu’il sait faire fi des modes compassionnelles. Je trouve cette position très courageuse…
Michel-Edouard Leclerc