Alina Reyes- ici en photo -, romancière française traduite dans plusieurs langues et dont les oeuvres sont portées à l’écran (Le Boucher, Points-Seuil), nous donne ses impressions de lecture du dernier livre de Dany Laferrière, un ami que nous avons en commun.
Elle parle également du livre d’un de mes écrivains préférés, le Prix nobel de littérature Kenzaburo Ôé.
Alina Reyes :
Je ne sais pas pourquoi j’ai tant tardé à lire Vers le sud, le dernier livre de Dany Laferrière, qui fut mon ami très proche et garde une place particulière dans mon cœur. Mais bien sûr ce n’est pas nous qui venons aux livres, ce sont les livres qui viennent à nous quand ils savent le moment venu, ou revenu, où nous avons besoin d’eux.
Toujours ce dont je me souviens d’abord, c’est de son grand rire qui fusait en soleil de son grand corps sombre, dans la neige à Montréal. Puis de lui en train d’écrire, un matin à Miami, alors que je sortais me promener sous la chaude pluie d’été. Et des longues soirées en boîte de nuit, ou chez lui, chez d’autres Haïtiens, et encore des marches dans les rues, dont une par un soir très doux même s’il faisait froid, main dans la main...
L’amour ne meurt jamais et j’ai aimé Dany comme j’ai aimé d’autres écrivains, des vivants et des morts, avec une très spéciale pudeur, comme si leur corps était un temple, ce temple dans lequel je pénétrai en rêve certaine nuit lointaine, un temple d’Extrême Orient dans une jungle où j’emmenais ma fille trouvée, une petite mongolienne promise à la mort, et où se dressait un grand et merveilleux Bouddha d’or... L’amour vrai ne se perd jamais, même s’il faut parfois, souvent, perdre la personne aimée, parce que l’être doit cheminer alors que l’amour se tient, fiable et rayonnant, tel un dieu immuable au cœur de l’être.
Lâchez les chiens de Sade et de Laclos sur une île pleine de jeunes indigènes appétissant(e)s, et imaginez l’ambiance. Vers le sud est davantage encore, puisque cette île est Haïti, avec ses problèmes politiques et sociaux extrêmes, sa très grande pauvreté, ses classes sociales très tranchées, sa violence mais aussi sa capacité d’envoûtement, comme si hommes et femmes n’y étaient que les jouets d’invisibles dieux vaudous.
Ici la question sexuelle se pose noir sur blanc, Blanc sur Noir. Si impitoyablement que s’y exprime le désir, sa mise en oeuvre n’est que le résultat de transactions tellement codées que jamais les partenaires ne songent ni à convenir d’un accord ni à contester l’accord tacite qui les lie, encore moins à se révolter contre ces jeux brutaux où l’emprise exclusivement sexuelle et les rapports de domination semblent excluer toute possibilité d’amour, ou seulement de rencontre véritable.
Voici : les riches ont leur argent, les pauvres ont leur corps. Les uns décidés à prendre leur bien aux autres, et réciproquement. Sans se contenter cependant d’une prostitution élémentaire. Chacun, en somme, en veut pour un peu plus que ce qu’il donne. Ceux et celles qui se font payer veulent aussi pouvoir exercer leur pouvoir de séduction, le déployer comme une arme et faire quasiment de leurs clientes et clients des prisonniers de guerre. Celles et ceux qui vont payer se précipitent avec délices dans ce jeu de soumission, cette occasion facile de rompre leur ennui par une obsession érotique, de se divertir en s’inversant, en reportant leur « chair de maître » dans l’autre, le temps d’une illusion. Sans pour autant perdre, en fin de compte, leur supériorité sociale et les garanties qui en découlent, comme on dit dans les compagnies d’assurance.
Comme chez Sade, comme chez Laclos, nous sommes dans un théâtre aux multiples entrées et sorties, et c’est ainsi que le livre lui-même est conçu. Un théâtre infernal, où nul n’espère jamais la moindre douceur ni une quelconque maîtrise de soi. Les dieux vaudous, à peine évoqués dans le texte mais en sous-main omniprésents, plus immédiats et implacables que ceux de l’Antiquité grecque, maintiennent la scène de ce monde, malgré ses bouffonneries et ses absurdités, dans une indépassable tragédie.
L’étrange est que pourtant cet enfer recèle une lumière cachée, que jamais l’auteur ne décrit mais dont il suggère le caractère irrésistible, un mystérieux et inquiétant paradis dont certaines femmes entendent brusquement l’appel puissant et pour lequel elles quittent tout, vie sociale brillante, enfants et mari, pour entrer enfin dans certain petit tableau de leur enfance, dans un néant où s’assouvit tout désir et s’anéantit toute insatisfaction.
Parallèlement je viens de lire aussi Le faste des morts,
de Kenzaburô Ôé, réédité récemment. Le livre le plus sombre que je connaisse de cet auteur. Je me souviens de m’être guérie d’une très forte fièvre due à une peine d’amour, un jour à Bordeaux, en lisant son gros roman M/T et l’histoire des merveilles de la forêt. Aux dernières vacances de Pâques, je suis allée rechercher dans ma bibliothèque, à la montagne, Une affaire personnelle, ce texte si violemment désespéré qui m’a rappelé alors à lui pour m’éclairer dans l’abîme où je tentais de voir.
Cette fois, il s’agit de trois nouvelles de jeunesse, dont la première éponyme du recueil, fut écrite avec une extraordinaire maturité en 1957, alors que l’auteur avait vingt-deux ans. Ici aussi le sexuel est très étroitement lié au politique, et de façon terrible, implacable. Dans Vers le sud la mort mène le bal des ardents en des noces de feu et de nuit où les êtres se réduisent à l’irréelle folie de zombies. Dans ce livre de Kenzaburô Ôé, elle est une puanteur et une vision omniprésentes, un appel écoeurant, le signe d’une damnation qui d’un texte à l’autre fait monter paroxystiquement le désir, paille plongée dans un cocktail amer de solitude, de culpabilité et de désespoir.
Ici toutes ses victimes sont très jeunes, privées d’avenir par le poids monumental d’une faute qu’elles doivent porter alors qu’elle n’est pas la leur mais celle de l’Histoire, de leurs aînés et de la société. Un très mince espoir de vie clôt la première nouvelle, où la jeune fille prête à avorter se demande si elle ne va pas laisser naître son enfant, afin qu’il vive quelques jours. Au terme de la deuxième nouvelle, le jeune garçon cherche dans une mort physique la solution à son insoutenable enlisement moral. Dans la dernière, où le mal-être sexuel atteint son comble, c’est à une mort spirituelle que se condamne l’adolescent, en s’engageant, dans un élan de noir mysticisme, dans un parti d’extrême-droite.
Dans Vers le sud les vieilles Blanches baisent les jeunes Noirs, les vieux Blancs baisent les jeunes Noires. Souvent personne ne dit rien, ou monologue. Ou bien les Noirs parlent avec les Noirs, les Blancs avec les Blancs. Si tous ont l’air de prendre des risques, celui qui en meurt est tout de même un jeune Noir, pas un vieux Blanc. Revanche d’une sinistre vieillesse sur une vivante jeunesse. Ceux qui vont mourir, ces ogres lubriques, vous tueront d’abord, vous qui devez vivre. Plus que jamais le sexe sectionne. C’est aussi ce que je lis, dans un tout autre contexte, dans Le faste des morts, où les gens évoluent les uns à côté des autres sans pouvoir réellement s’atteindre, dans l’impossibilité de l’amour, objets les uns pour les autres, ainsi que les fabrique de plus en plus l’obscène modernité.
Alina Reyes
Dernier livre paru Carnet de Rrose, éd. Robert Laffont, 2006.
Le Blog d’Alina Reyes : http://amainsnues.hautetfort.com/