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Jubilations morales et philosophiques au féminin

Elles sont belles, sculptées dans de l’acier trempé. Elles sont d’origine congolaise et vivent en Europe. Elles ont épousé... l’art. Liss Kihindou, 35 ans, est critique littéraire, une sommité de l’avis juste ; Rhode Makoumbou, 35 ans, est peintre-plasticienne, une naïade des pinceaux ; Eveline Mankou, 36 ans, est écrivain, une "adepte des récits intimes, torsadés de doutes et de virages existentiels à angles non euclidiens".

Les trois artistes nous parlent de la passion, de la vocation et du bonheur. La culture congolaise, pas au mieux de sa forme, n’échappe pas non plus à la puissance de leurs mots. Interview.

Bedel Baouna : Pourquoi avez-vous choisi l’art ?

Liss Kihindou : Est-ce que je choisi la critique littéraire ? Au début je crois que j’étais comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir. Si l’on considère que la critique littéraire, c’est parler d’un livre dans le but de susciter des lecteurs autour de lui, le mettre en lumière, ou plutôt mettre en lumière ses qualités, alors je dirais que je fais de la critique depuis longtemps !

Rhode Makoumbou : Etant la fille d’un artiste, le peintre David Makoumbou, très jeune, j’ai voulu connaître les secrets de la création. J’étais très impressionnée par mon père qui arrivait à transposer sur une toile blanche la vie du marché, les activités de tous les jours dans les villages, la nature, etc. Au début, l’atelier de mon père était un peu ma salle de jeu. Mais très vite, il s’est rendu compte que j’avais certaines prédispositions artistiques et il m’a initiée aux mélanges harmonieux des couleurs, à la perspective et au sens de la création. L’art, je ne l’ai pas choisi ; c’est tout naturellement que je m’y baigne.

Rhode Makoumbou - oeuvre

Eveline Mankou  : Petite, je tenais un journal intime. Plus tard, vers 15 ans, j’ai écrit une petite histoire dans mon cahier, dont l’intrigue était une feuille sèche qui se détache de l’arbre. Elle est contente, car elle vole, mais elle finit par terre et se fait marcher dessus, comme toutes les autres lorsque le vent cesse de souffler.

J’ai décidé de conserver mes manuscrits, bien plus tard seulement, le jour où j’ai réellement écouté ma sensibilité. Ce qui a m’a permis de canaliser mes émotions. En fait, l’écriture m’a aidé a trouver ma voie. Oui, l’écriture, pour moi, constitue une thérapie : moyen d’exorciser mes démons, moyen d’expression. Bref, une communion avec moi-même, une liberté de rentrer dans la peau d’un personnage et de vivre le personnage. L’écriture, c’est ma bulle. Ma zone privée. C’est donc à juste raison que je l’ai choisie. Avez-vous le sentiment que votre parcours ressemble à celui de Saint-Paul sur la route de Damas ?

Liss Kihindou : Pouvoir faire passer aux autres une énergie que vous avez puisée dans un livre est quelque chose de passionnant ! D’où l’ouverture, il y a quelques années, d’un blog littéraire. Et comme la société exige souvent que l’on nomme les choses, il se trouve que le nom approprié était « critique littéraire  », alors peut-être que, pour faire le lien avec l’apôtre, il y a eu une sorte de ‘‘révélation’’ ? Mais je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit d’extraordinaire, aucune commune mesure donc avec l’apôtre : des dizaines d’internautes, pour ne pas dire des centaines, ouvrent des espaces consacrés à la littérature, je suis heureuse d’y contribuer, notamment en ce qui concerne l’espace francophone africain qui n’est pas encore suffisamment mis en lumière.

Par ailleurs, mes parents, tendant toujours vers un grade plus élevé, se remettant continuellement aux études pour accéder à une autre échelle, sont tous deux des exemples qui, sans que je ne m’en aperçoive, ont orienté mes choix. Etant leur fille aînée, je crois qu’ils ont comploté, ou du moins leurs gènes ont comploté pour que je ne m’écarte pas de la voie qui a été la leur : l’enseignement. L’un des sens de ma vie.

Rhode Makoumbou : Par rapport à Saint-Paul, je dirais que ce qui est en commun avec moi, c’est d’avoir la Foi en quelque chose pour se donner du courage et de l’espoir. Je milite pour un monde meilleur, comme Saint Paul allant propager la Bonne nouvelle. N’est-ce pas une noble ambition ?

Eveline Mankou : Dans la vie, toute personne désire toujours donner un sens à sa vie. C’est pourquoi je n’hésite pas à comparer mon parcours à celui de l’âpotre sur la route de Damas.

Eveline Mankou - Dialogue imaginaire

Stendhal écrivait : "Le bonheur, c’est de faire de sa passion une vocation." Qu’en dîtes-vous ? C’est quoi pour vous le bonheur ?

Liss Kihindou : Toute passion a forcément quelque chose à voir avec la vocation. Je vois en effet la passion comme quelque chose d’irrésistible, quelque chose qui vous aspire, vous appelle avec force ; vous pouvez tenter d’ignorer sa voix mais jamais la faire taire. Passion et vocation s’interpellent, je dirais donc que le bonheur, c’est de pouvoir vivre en harmonie avec ses inspirations et ses aspirations, et je puis affirmer que ce pays, celui du bonheur, ne m’est pas inconnu.

Rhode Makoumbou  : Je dirais que je suis passée de l’amusement à la passion. Vocation dans le sens d’une mission, je n’en sais rien. Tout cela me conduit à me poser la question à laquelle je n’ai jamais eu de réponse : Est-ce que je serais artiste aujourd’hui si mon père ne l’était pas ? Peut-être oui, peut-être non.

Pour répondre vraiment à la question, oui, c’est toujours possible, même si cela ne l’était pas au départ. Cela demande énormément d’efforts pour trouver un sens authentique et une forme assez originale en ayant toujours à l’esprit de se dépasser artistiquement. Lorsque l’on peut atteindre un résultat qui apporte une grande jouissance, c’est le bonheur.

Lorsque cela peut être partagé avec les autres en leur créant du plaisir et une fierté pour mes sœurs et frères congolais, alors là je peux être quelque peu heureuse en voyant que mon travail n’a pas été vain.

Le bonheur, c’est de vivre ses passions tous les jours dans la réalité et de pouvoir se réaliser socialement vers un objectif qui peut faire avancer le développement matériel, intellectuel et culturel des populations. Et, évidemment, de pouvoir vivre personnellement d’une manière décente.

Eveline Mankou : Le bonheur, pour moi, représente l’instant présent. De petits moments ou évènements éphémères. Il est fragile et ne s’inscrit pas dans la durée. La passion, c’est ce qui me fait vibrer, me fais vivre ; la passion est mon grain de sel, mon petit piment. Elle peut être aussi ma force, mon leitmotiv. Oui, je suis passionnée par l’écriture, ce qui devient une forme de vocation, cependant pas systématiquement un bonheur.

Parlons à présent de la culture congolaise dans son ensemble. D’aucuns estiment qu’elle est plongée dans une période de glaciation. Est-ce votre diagnostic aussi ?

Liss Kihindou : J’ai abordé ce sujet il y a un an, dans un article intitulé « cinquante ans de littérature florissante », que vous pouvez retrouver sur internet car plusieurs sites l’ont repris. C’était à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de notre pays, et j’essayais de donner la température de notre littérature : serait-elle devenue « glaciale », comme vous dites ? Je disais que c’était un peu extrême de répondre par l’affirmative, même si l’on souhaiterait retrouver les années où les auteurs du Congo-Brazzaville étaient nombreux à intéresser la scène internationale. Après la disparition de nombreux d’entre eux : Jean Malonga, Tchicaya U Tam’si, Sony Labou Tansi, Sylvain Bemba, J.B. Tati Loutard, etc., aujourd’hui, parmi les vivants, on ne parle que de quelques-uns, ce n’est pas pour autant que les Congolais n’écrivent plus. Si le monde de l’édition est connu comme étant un monde difficile, c’est encore plus vrai aujourd’hui avec la croissance démographique. Les éditeurs croulent sous les manuscrits et les chances d’être publié se réduisent de plus en plus.

Rhode Makoumbou : Mon avis est partagé. Il est vrai que les efforts sont très faibles de la part des pouvoirs publics pour créer une véritable dynamique qui permette d’encourager tous les niveaux de la création, une dynamique qui devrait apporter un nouveau développement culturel important pour le pays. La culture reste le parent pauvre de la répartition des budgets.

Mais je vois, quand même, certaines choses qui bougent. Il y a des émissions culturelles intéressantes sur des chaînes de télévision. De nouveaux festivals se créent. Après des moments difficiles, l’Ecole de Poto-Poto refonctionne assez bien. Des magazines et certains journaux attachent maintenant plus d’importance aux créateurs.

Et puis, il y a un foisonnement au niveau de la création : la littérature, la danse contemporaine, le théâtre, la photographie, les arts plastiques, le cinéma, la chanson, la musique, la poésie, les contes, la mode, sont de plus en plus porteurs de nouvelles aspirations. Dans mes nombreux contacts au travers de mes expositions dans le monde, je rencontre beaucoup de créateurs congolais. Ils se produisent dans de très nombreux événements (Festivals, salon du livre, galeries, salle de spectacles, etc.) et rentrent parfois au pays pour présenter leur création.

Mais il existe un sérieux handicap pour le déplacement des artistes vivant au pays, dans la mesure où l’Occident a considérablement restreint l’obtention des visas et ainsi limité les échanges.

Les créateurs restent trop souvent livrés à eux-mêmes et les événements culturels qu’ils veulent initier relèvent presque, toujours au pays, d’initiatives individuelles (parfois collectives). Cela, très souvent, sans obtenir des aides conséquentes des ministères ou du privé.

Pour moi, tous ces artistes et intellectuels créent des espaces de liberté qu’il faut préserver et valoriser, pour permettre à notre cerveau de mieux réfléchir et de pouvoir ainsi vivre dans un cadre plus agréable et plus humain.

Eveline Mankou : N’allez pas trop vite, monsieur Baouna ! Vous parlez de l’état de la Culture congolaise avec une image forte, inappropriée à mon goût. Non, je ne pense pas que la culture au Congo soit dans une période de glaciation. Il y a des artistes au Congo, le problème se situe au niveau du budget. Créer certes, mais, une fois l’œuvre réalisée, il faut la faire connaitre. Et c’est là où se trouve le problème. Au-delà, il y a tout une éducation des mœurs à faire, par exemple le réveil de la conscience collective, pour que le peuple se mobilise et s’intéresse à l’art, à la culture, forcement à son histoire.

Bedel Baouna  : Un commentaire sur le dernier que vous avez lu

Liss Kihindou : Je viens de relire Maupassant, un de mes auteurs français préférés, et en ce moment je suis en train de lire Le sceau de l’Ange, première publication de Willy Mouele, dit Zekid, qui nous entraîne avec lui dans le périple qui l’a conduit à quitter Brazzaville en proie à la guerre civile, sillonnant le pays pour trouver un havre de paix, puis le quittant pour d’autres cieux. Son parcours vous amène à penser qu’il y a vraiment un destin pour chacun de nous : quand votre jour n’est pas encore arrivé, vous échappez à la mort d’une manière qui semble miraculeuse.

Rhode Makoumbou : Je ne prends pas assez de temps pour lire. Je viens pourtant de lire avec un très grand plaisir le livre « Verre cassé » de mon ami Alain Mabanckou. C’est une véritable fresque réaliste de la vie de tous les jours dans un bar, avec les moments heureux mais aussi malheureux de l’existence. Un très bon moment de lecture qui me replonge dans l’ambiance et le vécu de mon pays d’origine !

Eveline Mankou  : Le cœur des enfants léopard de Wilfrid Sondé. Un livre à la fois puissant et poétique : en fait, je me sens concernée par l’intrigue qu’il soulève.

Bedel Baouna : Comment a été votre année 2011 ?

Liss Kihindou :
Ma vie se résume aux livres, à l’enseignement, à l’envie de partager avec les autres ces lectures qui nous remplissent d’admiration, nous fortifient, nous émeuvent. J’ai publié L’expression du métissage dans la littérature africaine (Harmattan 2011).

Liss Kihindou - ouvrage

Rhode Makoumbou : Cette année 2011 a été fort bien remplie au niveau de mes expositions. J’ai présenté mes œuvres au Canada, en France et en Allemagne. J’ai également participé à des expositions collectives au Sénégal, en Espagne, Autriche et Belgique.

L’année prochaine, j’ai décidé de prendre un peu de recul (185 expositions dans 18 pays depuis 2000), pour me permettre de passer plus de temps à la création et réaliser quelques nouvelles œuvres importantes.

Eveline Mankou : En 2011, j’ai publié Dialogue imaginaire et imagé entre la mère et le fœtus chez Publibook. (Une jeune femme enceinte qui engage une conversation fantastique avec son enfant, sauf qu’ici, l’enfant n’est pas encore né, il est à l’état fœtal). Bonne année 2012 à tous !

Propos recueillis par Bedel Baouna

Article paru dans Afrique Azur Magazine n° 9

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