« Don King » Dany Laferrière surveillait donc le bruit de la voiture de Rodney Saint-Eloi - mon éditeur au Canada. Il est debout, au seuil de la porte. Nous sortons de la voiture pendant qu’il désigne d’un geste "auguste" du "laboureur" les travaux de jardinage qu’il entreprend devant sa maison. Petite touffe afro, chemise légère et pantalon jean, son hospitalité se lit dans ce large sourire dont il a seul le secret et cette voix de stentor qui me fait souvent croire qu’il est né avec un micro dans la gorge. Laferrière n’écrit pas que des livres. Il ne s’occupe pas que de ses chroniques du dimanche dans La Presse, le fameux quotidien francophone à grand tirage du Québec, l’un des plus populaires d’ailleurs. Ah non, Dany ne tourne pas que des films, voyons ! Il aime vivre. Il aime recevoir ses amis, les retenir très tard dans la nuit pour le dernier "verre de la route". Et surtout, - il ne faut pas que j’oublie cela -, Don King aime aussi cuisiner... Et il parle de la cuisine avec l’enthousiasme d’un Jean-Pierre Coffe menant une croisade contre le fast-food et la pizza livrable à domicile.
La cuisine ? Tenez, le voici en oeuvre. Ses gestes sont précis, les condiments scrupuleusement alignés sur un étal, dans l’ordre de leur lancée dans la marmite ! Il prépare un plat de ratatouille d’aubergines au riz noir... Maguy Laferrière est assise dans le canapé au salon, abandonnant Dany à ses risques et périls quant à la réussite de cette spécialité culinaire. Elle m’apporte une bière. Nous discutons un moment. Je m’attarde sur un tableau d’un peintre haïtien tandis que Rodney qui, en chemin, hurlait de faim à chaque feu rouge, prend de l’avance sur moi et se rue sur les cuisses de poulet servies en guise d’entrée. Les enfants montent nous saluer, puis redescendent dans leur chambre. Une table est préparée à l’autre bout du salon. Je file vers la cuisine jeter un œil bovin sur la progression des exploits de « Don King ». Là encore nous bavardons longtemps, passant en revue la vie littéraire parisienne. Vers le sud, le dernier livre de Dany paru chez Grasset, est dans la liste de printemps du Prix Renaudot (liste parue il y a une dizaine de jours).
« Don King » est-il vraiment heureux de se retrouver dans cette sélection ? « Je suis en dehors de tout cela, mais cela fait toujours plaisir, soyons honnêtes », lance-t-il en rajustant son tablier... Maguy nous appelle tous : l’heure de déguster le plat du chef est arrivée. Exquis ! Je me mords presque les doigts. Un petit verre de Merlot. Puis un autre. Puis un autre encore. Au milieu du repas, je pose mes "10 questions" à Laferrière pour notre Blog :
1. Dany, en 2001, dans un livre intitulé « Je suis fatigué », tu soulignais exactement ceci : « La plupart des gens que je connais (surtout ceux que je rencontre dans les cafés) rêvent d’écrire. Mon rêve c’est de ne plus écrire. Il suffit de le dire pour que tout le monde vous tombe dessus. Ceux qui pensent que ce n’est qu’une manière détournée d’attirer l’attention sur soi, ceux qui croient que cette sage décision aurait dû être prise depuis très longtemps (disons un peu avant la publication de mon premier roman), ceux qui sont vraiment désolés ou qui espèrent me faire changer d’avis. Enfin, beaucoup de gens semblent être très concernés par une nouvelle de si petite importance (calmons-nous les gars, ce n’est quand même pas Marquez ou Naipaul qui annonce qu’il n’écrit plus. Ce n’est que Laferrière. » Or depuis tu as signé un contrat d’édition chez Grasset, et tu as fait paraître chez cet éditeur deux livres : "Le Goût des jeunes filles", l’année dernière ; et cette année, un roman très remarqué, "Vers le sud"...
Oui, j’ai certes dit que je ne voulais plus écrire, mais je n’ai jamais dit que je ne voulais plus publier ! (Rires). Et puis, entre nous, il y a des gens qui continuent à publier deux cents ans après leur mort. Prends l’exemple de mon compatriote Alexandre Dumas - puisque sa mère est Haïtienne, je peux donc l’appeler « mon compatriote » -, on continue à trouver des manuscrits de mille pages de cet auteur ! Je le dis pour les gens qui me détestent - et j’espère qu’ils existent -, parce qu’ils auront encore à boire du Laferrière même après sa mort ! Je sais que c’est embêtant, mais c’est comme ça ! (Rires).
2. En fait, tu as entrepris quelque chose d’à la fois particulier et spectaculaire : tu réécris certains de tes livres ! Tu coupes, tu ajoutes, tu changes parfois le sens de l’intrigue etc. Est-ce pour les écrire d’une autre manière ou simplement pour prolonger des choses que tu n’avais pas vues au départ ? La légendaire coquetterie du peintre jamais satisfait de sa toile ?
Il y a tout ça. L’écrivain est quelqu’un qui se délimite un espace très étroit et qui fouille pour aller jusqu’au fond de la terre. Le lecteur ou l’érudit est quelqu’un qui veut un espace plus horizontal, qu’il peut élargir le plus vastement possible. L’écrivain va le plus profondément sur l’espace le plus limité. Cet espace, pour moi, c’est l’ensemble de mes dix romans. J’estime ainsi avoir délimité mon territoire, et là, je l’arpente, j’essaie de l’habiter. Du coup, je réécris beaucoup de mes livres sous diverses formes. Les réécritures, contrairement à ce qu’on pense, ne sont pas si simples. Il ne s’agit pas d’ajouter des mots, encore moins des phrases dans le but de gonfler un peu l’affaire. Il me faut un trou, et c’est dans celui-ci que je m’insère. Chaque réécriture a toujours un sens, une justification.
Par exemple, dans Le goût des jeunes filles (Ed. Grasset), je rajoute le journal d’une des jeunes filles parce que j’ai estimé que même si celles-ci vivaient dans la première version, elles n’avaient pas pour autant de parole personnelle. J’ai donc pris l’une d’entre elles - la plus effacée -, et je lui ai fait écrire un journal afin d’élargir l’œuvre.
La Chair du Maître (Ed. Le Serpent à plumes) était un recueil de nouvelles assez bancal, et beaucoup l’aimaient par son côté fouillis. Je me suis pourtant dit que je pouvais en faire un livre plus incisif, plus direct en revisitant toutes les nouvelles qui évoquaient les femmes venant du Nord et qui allaient vers le Sud : cela a donné finalement le roman Vers le sud. Les nouvelles de La Chair du Maître seront publiées un jour sous le titre A l’horizon des fièvres. Elles se passeront plutôt en Haïti, dans le Sud - j’aurais même pu donner pour titre Le Sud, mais ce titre est déjà pris par un autre auteur, le regretté Yves Berger. Quant à L’odeur du café, je l’ai réécrit sous forme de livre pour la jeunesse paru au Québec aux "Editions la Bagnole" sous le titre de Je suis fou de Vava. Enfin, dans la première version de Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?, le personnage central doit exécuter une commande : un reportage sur l’Amérique.
Dans ma réécriture, j’ai rajouté un reportage qui n’existait pas dans cette mouture et qu’on trouve désormais dans la version parue en France aux Editions du Serpent à plumes. Dans cette nouvelle version donc, je fais le reportage sur l’Amérique. C’est un grand journal américain qui a commandé ce reportage à un écrivain ! Tiens donc, ça ne te rappelle pas quelque chose ? (Rires).
3. En effet... En effet ça me rappelle bien "American Vertigo" de Bernard-Henri Lévy qui vient de paraître en France ! Mais ton livre est paru bien des années avant !!! Bon, laissons "BHL" de côté. Selon toi, comment devrait-on saisir l’objectif de ce (re)travail herculéen ?
A un moment donné - je parle en tant qu’écrivain du tiers-monde, ce que je ne fais jamais - il nous faut concevoir la littérature. Nous ne pouvons plus nous contenter de raconter des histoires, aussi intéressantes soient-elles. Ma conception est celle de la réécriture, donc de l’idée du « réécrivain ». Pour faire quelque chose de neuf, il faut toujours éliminer du vieux. L’œuvre pour moi est un ressassement, une répétition.
4. Que réponds-tu aux moralisateurs qui te reprochent parfois la légèreté de ton écriture ?
Oh, tu sais, la littérature est une affaire de temps. Ce sont mes livres qui doivent répondre à ma place. Ceux qui écrivent le savent bien : il faut apprendre à laisser parler nos livres. Quand on écrit, on ne peut pas perdre son temps à répondre à ceux qui vous aiment ou ne vous aiment pas. La réponse d’un livre est d’ailleurs terrible : elle peut prendre des années, et quand le livre se retourne, il n’y a plus personne derrière. Tout le monde devient obsolète, caduc, les gens sont encore vivants, mais sont morts comme écrivains ! Le livre considéré comme léger va encore plus, nez au vent, continuer son trajet, n’écoutant personne, même pas son auteur ! J’ignore lequel de mes livres ira sur cette route-là. C’est dire que le livre ne répond même pas à ma voix quand je l’appelle...
5. Justement, au sujet du livre qui, à mon avis, suit cette voie, "nez au vent" : dès qu’on prononce le nom Laferrière, c’est tout de suite le titre "Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer"... Comment vis-tu cette situation d’un bouquin qui te colle ainsi à la peau ?
C’est mieux d’avoir un vrai roman « poisson-pilote » que de ne pas en avoir du tout ! Certes les lecteurs continuent à parler de "Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer", mais ils ont l’impression toutefois que j’ai élargi l’œuvre. S’ils en parlent encore aujourd’hui, c’est parce que j’ai publié autre chose. Il y a des gens qui pensent qu’être l’auteur d’un seul livre c’est d’avoir publié un seul livre ! Or pour qu’un livre continue à vous suivre, il faut placer d’autres livres.
6. Léonora Miano - qui a livré comme toi sur notre Blog sa conception de l’écriture (Cf. Portrait 1 du mardi 30 mai) - pense, pour sa part, que la vraie question se joue entre la bonne et la mauvaise littérature et non entre les répartitions géographiques des Lettres...
Et même là encore, je me demande si cette mauvaise ou bonne littérature n’est pas liée simplement à des sensibilités. On peut aussi aimer un livre parce qu’il nous est inférieur. Il nous donne alors la possibilité de croire que nous pouvons faire quelque chose de mieux. La question de bonne ou mauvaise littérature est aussi typée que les autres questions. Pour aimer globalement, il faut avoir établi des canons. Ceux-ci sont liés aux intérêts, aux sensibilités, aux groupes déterminés, à l’histoire... Or pour exporter les livres il faut deux choses : la puissance et l’argent. On ne nous a jamais dit qu’on achetait les pays ! En effet, quand un écrivain québécois va en Suède, s’il a des gens qui viennent l’écouter à sa conférence, c’est parce que le gouvernement du Canada et la Délégation du Québec ont payé des études pour que ces gens-là puissent étudier la littérature québécoise. Il ne faut pas croire une seconde que le roman de ce Québécois a fait naturellement son chemin jusqu’à arriver chez ce Suédois. Les gens lisent la littérature de leurs voisins. Ils ne bougent pas - et pour les faire bouger, il faut vraiment les déstabiliser. Pour cela, soit vous leur faites croire qu’ils vous sont inférieurs - c’est le principe colonial -, soit vous les achetez avec de l’argent. La question de la bonne ou mauvaise littérature est donc elle-même questionnable, sinon il n’y aurait pas d’élan patriotique. Les gens sont capables d’aimer quelque chose de mauvais juste parce que ça remplit leur espace sensible.
7. Lorsqu’on est un auteur établi comme toi, on est régulièrement sollicité par les « aspirants à l’écriture ». Quels conseils donnes-tu aux auteurs en herbe ?
Il n’y a rien de plus pénible qu’un auteur en herbe : c’est un lecteur perdu ! (Rires). Il deviendra d’ailleurs plus tard le rival absolu. (Rires). Si c’est un auteur africain ou caribéen, il bénéficiera du chemin que nous aurons tracé. Et quand cet auteur en herbe arrivera enfin, nous aurons tellement frappé à la porte qu’elle s’ouvrira toute seule devant lui. Et il va se croire meilleur que nous ! (Rires). Si j’avais des conseils à lui prodiguer - et je n’en ai pas -, je lui donnerais tout de même de mauvais conseils pour qu’il puisse au moins se casser la gueule ! (Rires).
8. Actuellement qu’est-ce que tu es en train d’écrire... ou de « réécrire », et que penses-tu de la question du lectorat ?!
Oh, je vais tenter peut-être de réécrire quelque chose que j’ai déjà réécrit une deuxième fois ! (Rires). Je ne pense pas que la société soit en mesure de prendre ça si tôt... Le lectorat ? Il n’y a pas de grands écrivains sans lecteurs. L’écrivain quel qu’il soit douterait s’il n’a pas de lecteurs, sauf des fous furieux comme Kafka. Il faut l’écho, l’écriture est un métier qui joue sur les nerfs. Et si deux ou trois personnes les perd, ce n’est pas grave.(Rires)
9. Au Québec, tu as deux éditeurs : "Boréal" et "Mémoire d’encrier" - dont le directeur est avec nous ici ! Un mot sur ce dernier pendant qu’il est allé aux toilettes, et donc ne nous écoute pas ?! (Rires)
"Mémoire d’encrier" est l’éditeur qui a eu un inédit de moi depuis très longtemps, Les années 80 dans la vieille Ford, des textes parus dans le journal haïtiano-américain Haïti Observateur, mais repris pour la première fois en livre. "Mémoire d’encrier" est aussi l’éditeur du grand poète Davertige (auteur de Anthologie secrète, livre posthume qu’on devrait absolument lire) et de Raphaël Confiant dont Trilogie tropicale paraît pour l’été à Montréal.
10. Pour terminer, je n’ose te cacher que la piscine qui est derrière ta maison me fascine : tu as ainsi le rare privilège d’avoir une piscine sans eau ! (Rires)
Entre la piscine sans eau ou l’eau sans piscine, j’ai choisi la piscine sans eau ! Généralement quand les gens s’y baignent, ils crient parce que l’eau est froide ou qu’il n’y a pas d’eau ! En réalité, si on fait une piscine sans eau, ça donne l’impression que l’eau est toujours froide... La piscine sans eau me rappelle d’ailleurs l’aphorisme : « c’était un couteau sans manche et qui n’avait pas de lame »...(Rires)
Une petite pluie tombe. Une autre bouteille de Merlot nous attend. Mais c’est une autre histoire. Voire une autre interview...
Infos supplémentaires :
Le site des Editions Mémoire d’encrier :
La photo de Dany :
Copyright de notre ami Xavier (Dimedia), photo prise en avril 2006 au Salon du livre de Québec.