La Semanine Africaine - Vendredi 21 mai 2004
Nous avons rencontré un père de famille, qui a perdu deux enfants et un beau-frère dans cette affaire. Ces deux enfants s’appelaient Arnaud M., 24 ans à l’époque des faits, et Destin B. Nz, 20 ans, tous deux élèves à Brazzaville. II a, volontairement, accepté de témoigner, en requérant l’anonymat, pour sa sécurité. Son témoignage prouve que ses deux enfants et son beau-frère, Constant M., ont été bel et bien arrêtés à leur arrivée au beach de Brazzaville, par la Force publique congolaise, avant d’être tout simplement exécutés, dans la nuit même, et leurs corps brûlés. Voici son témoignage.
« Je ne fais pas de politique. Je n’appartiens à aucun parti politique. Je suis ce citoyen du Congo-Brazzaville qui, étant réfugié à Mbanza-Ngungu, en RDC, avec toute ma famille, avait entendu l’appel du chef de l’Etat nous demandant de rentrer au pays. C’est à la suite de cet appel que j’ai décidé de retourner à Brazzaville. Une partie de ma famille, notamment mon épouse et mes deux filles, était déjà rentrée à Brazzaville, un mois avant l’opération de rapatriement organisée par le H.c.r, avec l’accord des gouvernements de Kinshasa et de Brazzaville.
Avant notre départ de Mbanza-Ngungu, le H.c.r nous avait recensés. Chaque chef de famille constituait la liste de ses membres avec son nom en tête. C’est sur la base de ces listes que le retour des réfugiés était organisé. Sur ma liste de famille, nous étions sept : moi, mes trois garçons, un cousin, un neveu et un beau-frère. Nous avons quitté Mbanza-Ngungu, le jeudi 13 mai 1999, dans l’après-midi, par train spécial, avec l’assistance du H.c.r et des services de sécurité de la RDC. En chemin, d’autres réfugiés ont été embarqués. Je ne sais pas le nombre total de réfugiés qui rentraient à Brazzaville, ce jour-là, mais, on dirait qu’on parlait de plus de 1500 réfugiés.
Nous sommes arrivés à Kinshasa, le vendredi 14 mai, car nous avons passé une nuit dans le train. Nous étions débarqués directement au beach Ngobila. Là, il y avait des formalités à faire. Chaque chef de famille refaisait la liste de ses membres et la remettait à des gens qui étaient là, en civil, et dont je ne sais plus s’ils étaient du H.c.r ou des services de sécurité ou administratifs de Kinshasa. On ne faisait pas l’appel, pour monter dans le bateau. Une fois la liste remise, on attendait dans la cour du beach. Et après, on nous donnait l’ordre de monter dans le bateau. II y a eu une première vague. Nous étions dans la deuxième vague, car la traversée s’est faite en deux vagues, ce jour-là.
Mais, nous étions tous regroupés, à notre arrivée au beach de Brazzaville, ceux qui étaient dans la première vague et nous. On attendait l’arrivée des officiels. C’est le ministre Léon-Alfred Opimbat qui, au nom du gouvernement, avait prononcé le mot de bienvenue. En conclusion de son discours, il nous avait rassuré qu’après de simples formalités de police, chacun allait rentrer chez lui.
Après le départ des officiels et le retour, à Kinshasa, de la délégation du H.c.r qui nous avait accompagnés, on nous a laissés entre les mains des services de sécurité. Le contrôle commençait, sur la base des listes qu’on avait faites au beach de Kinshasa. Les malades étaient transportés par ambulance à l’hôpital. On appelait aussi les parents des militaires qui sortaient sans passer de contrôle. Par contre, nous qui étions restés nous étions mis en rang, pour subir des tests de contrôle physique. On vérifiait si vous aviez manié les armes ou pas. II y avait deux rangs : d’un côté les hommes (jeunes et vieux) et de l’autre, les femmes. Celles-ci ne subissaient pas test de contrôle physique, elles passaient et sortaient du beach.
Les hommes passaient le contrôle dans deux box. C’est là qu’on vous disait si vous pouvez sortir ou qu’on vous retenait dans une autre pièce, il y avait un agent de sécurité en civil, assis dans un coin qui relevait les identités des personnes retenues.
Des sept de ma famille que nous étions, cinq étaient retenus : moi-même, mes deux garçons, mon cousin et mon beau-frère. Cependant, moi, j’ai été libéré quelques temps après, par un agent de la Force publique, en tenue, je ne me souviens plus si c’était un policier ou un militaire qui m’a reconnu et qui m’a dit en criant « Mais, toi, qu’est-ce que tu fais là ? On ne veut pas te voir là. Sors ! » J’ai voulu lui expliquer qu’il y a aussi mes deux garçons, mon cousin et mon beau-frère retenus là, mais il m’a sommé de partir. II était environ 17h00. Quand je suis sorti du beach, j’ai vu qu’il y avait, dehors, du monde, des femmes et des hommes qui attendaient ceux des leurs qui étaient retenus. Là même, j’ai essayé de négocier la sortie des miens, auprès des officiers qui étaient là. Mais, en vain. Vers 18h30, alors qu’il commençait à faire sombre, on nous a demandé de quitter le beach. On nous a chassés.
Ce vendredi 14 mai 1999, j’ai donc quitté le beach, vers 18h30, après avoir aperçu, à travers la baie vitrée, pour la dernière fois, mes deux enfants, assis à même le sol, dans la pièce où ils étaient retenus, avec beaucoup d’autres personnes. Parmi eux, je connaissais d’autres personnes, en dehors de mon cousin et mon beau-frère, comme les deux enfants Mabanza dont un, le plus jeune, sera libéré la nuit, abandonné vers le boulevard des armées ; un ingénieur de la S.n.e, l’enfant Mbaloula et bien d’autres.
Avant de quitter le beach, nous avons posé la question à un officier qui nous a répondu : « On les emmène seulement pour avoir des renseignements. Après, ils seront libérés ».
Dès le lendemain même, nous avons entamé des recherches, pour retrouver nos enfants. J’étais à la D.c.r.m (Direction centrale des renseignements militaires), à la gendarmerie, dans les différents commissariats de police de Brazzaville, etc ; aucune trace de mes enfants. J’étais aussi à la Croix rouge qui avait promis nous aider et qui nous conseillait la prudence.
Dimanche 16 mai 1999, vers 8h00, je croise, par hasard, dans la rue Mbochi, en face du dispensaire Sœur Martin, un jeune militaire qui montait la garde dans un domicile, et que j’avais aperçu au beach. Je lui ai demandé : « Où sont détenus les gens que vous avez arrêtés au beach, avant hier ? ». Il m’a répondu : « C’est un secret militaire ».
Poursuivant mes investigations, je suis rentré en contact avec des autorités gouvernementales et militaires que je connais, qui étaient surprises d’apprendre que mes enfants étaient arrêtés au beach et qui avaient accepté de m’aider à les retrouver. Je signale que, pendant que moi et d’autres personnes de ma famille cherchions nos enfants, d’autres parents cherchaient également les leurs. On se croisait, parfois, dans les commissariats de police, à la gendarmerie, etc. Le temps passait jusqu’au cinquième jour, quand j’ai appris la nouvelle fatale : mes deux garçons n’étaient plus en vie. Ils étaient tués la nuit du jour même où ils étaient retenus au beach. Leurs corps avaient même été brûlés. C’est comme si le ciel s’écroulait sur moi. Cette terrible nouvelle m’a été annoncée par un responsable administratif qui avait accepté de m’aider à retrouver mes enfants et dont je tais le nom, puisqu’il est en fonction. Nous avons organisé une veillée mortuaire pendant quatre jours.
Sur les sept de ma famille que nous étions en RDC, il y a eu donc trois morts (mes deux enfants et mon beau-frère), deux rescapés (moi-même et mon cousin), mon dernier garçon et mon neveu qui étaient passés au beach sans problème.
Mon souhait : puisque que les autorités du Congo ne veulent pas reconnaître qu’il y a eu des disparus au beach de Brazzaville ; elles nous disent que ces enfants sont vivants à Kinshasa ou ailleurs, je leur demande, très respectueusement, de me ramener mes enfants à Brazzaville.
S’il n’en est pas ainsi, je lance alors un cri d’alarme à la Justice congolaise, pour que justice soit rendue. Je demande aussi à la communauté internationale, que faut-il faire lorsque la Force publique d’un Etat arrête des citoyens et les fait disparaître. Que faut-il faire, pour être rétabli dans sa dignité ?
De nombreux parents des disparus du beach avaient déjà fait des dépositions auprès du juge d’instruction Patrice Nzoala. II est mort, paix à son âme, mais la justice doit continuer. Ce qui nous fait mal, après la disparition tragique de nos enfants, c’est que les autorités du pays continuent de parler de « pseudo disparus du beach ». Elles ont tendance à nier cette affaire, comme si nos enfants n’ont jamais existé. Voici cinq ans que nous sommes là, sans la moindre enquête pouvant nous permettre de comprendre ce qui s’est passé, pourquoi on a arrêté puis tué nos enfants. Au contraire, nous les parents des disparus, nous sommes traités de menteurs. C’est pénible, très pénible de vivre une telle injustice.
Vraiment, je demande aux autorités congolaises de nous rendre notre dignité. Un président américain avait dit : « Disons la vérité au peuple et l’Amérique sera sauvée ». C’est au devoir de vérité que nous, parents des disparus du beach, nous convions les autorités politiques de notre pays ».
Propos recueillis par Joachim Mbanza
© La Semaine Africaine du N° 2468 du jeudi 27 mai 2004.