Festins dangereux

On pourrait décerner la palme de la patience ou de l’indulgence aux hôtes étrangers qui se sont rendus à Brazzaville du 1er au 9 août dernier pour participer à ce qui devait être une fête panafricaine des musiques, initiée naguère par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et dont l’hébergement et l’organisation furent confiées dès l’origine au Congo.

Si l’on retient que chaque édition dudit festival a toujours comporté son lot de dérives, de défauts d’organisation et de malversations financières, celle de 2003 restera certainement dans les annales des grands scandales nationaux.

La presse locale, littéralement écartée des manifestations - une erreur gravissime -, a fini par se désintéresser totalement de ce qui se présentait au départ comme une des manifestations majeures devant "favoriser la bonne image du Congo". Et quelle image donne-t-on d’un pays, lorsque l’accumulation de dérives est telle que le scandale s’étale sous les regards des hôtes étrangers, et ceux des Congolais dépités ? Surréalistes, ces conférences de presse où les organisateurs - répartis en chapelles d’intérêts - se sont livrés à des règlements de comptes, quand certains ne jetaient pas l’éponge publiquement en reconnaissant qu’ils étaient "dépassés par les événements" !

Tout ceci ne tient qu’à un facteur, unique et têtu : l’appât du gain facile. Et les invités ne constituent alors qu’un prétexte ou un décor pour justifier ce type d’exercice auquel se livrent les responsables. Comme on l’a déjà vu en d’autres occasions ces dernières années au Congo, le Fespam, dès le départ, au lieu d’être orienté vers sa vocation et ses objectifs naturels - une grande et belle célébration des cultures musicales africaines - ne représente pour ses principaux organisateurs qu’une source d’enrichissement rapide. Un "bon plan" pour s’assurer une cagnotte personnelle et néanmoins conséquente, étant donné le budget particulièrement intéressant dont disposait le festival (quelque 3 milliards de F CFA).

Il est vrai que nombre de responsables congolais ont choisi de cultiver un particularisme désormais identifié : l’énergie investie dans le détournement massif de fonds prime sur la tâche à accomplir. Alors, si les responsabilités et l’obligation de résultat en rapport avec une mission deviennent une donnée très secondaire des règles de gouvernement et de la gestion de la chose publique, on comprend pourquoi, malgré les moyens dont dispose le Congo, le bilan prochain du régime actuel risque de n’être qu’une accumulation d’actions inachevées, un chantier permanent de projets animés de discours officiels aussi vains que trompeurs.

Nombre de signes renseignent sur la "nature" de la gestion gouvernementale.

Dans ce pays dont les recettes de pétrole croissent, avec en plus des prévisions on ne peut plus optimistes, on peut s’étonner que, depuis plus d’un an, la consommation intérieure de l’essence soit rationnée. Résultat : les stations d’essence ne pouvant être approvisionnées, on s’en remet aux "arrivages" des petits revendeurs qui proposent l’essence en bouteilles sur les bords de routes, à un tarif exorbitant (jusqu’à 1 500 F CFA /2 euros le litre !). Mystère ? Pas vraiment. La rumeur selon laquelle certains "pontes" proches du pouvoir organisent la pénurie à la source de la distribution pour ensuite vendre le précieux liquide par le biais de leurs propres circuits sauvages n’a jamais été démentie.

Comme dans un pays sinistré, on organise aussi la pénurie de télécommunications, avec un réseau téléphonique chaotique. On ne semble pas se soucier du manque à gagner que représentent quotidiennement pour un pays les difficultés de liaison, du fait de lignes téléphoniques régulièrement saturées. L’absence du souci de travailler à l’amélioration des télécommunications se conjugue avec un laisser-aller endémique et surtout la recherche du maximum de profit immédiat par des opérateurs privés. Car, ces derniers, dans un contexte de laxisme général, n’ont cure de l’optimisation de la qualité du service de l’usager.

Le fonctionnement approximatif de l’administration publique et des ministères d’une part, et les budgets de fonctionnement et les frais généraux absorbés par leurs directions d’autre part, constituent du point de vue comptable une aberration économique qui tient lieu de système national de gestion.
Par ailleurs, comme si tout cela relevait de la norme, les énormes moyens exhibés pour les fastes de la République et le confort de ses responsables laissent pantois… Hors de Brazzaville et de Pointe Noire - respectivement capitales administrative et économique -, le reste du pays semble appartenir à un autre temps, et l’on est sidéré par le dénuement et l’absence d’infrastructures dans ces contrées de l’intérieur qui semblent n’avoir jamais connu la mise en application d’une politique de développement minimum depuis l’indépendance, il y a quarante-trois ans. Les bailleurs de fonds - Fonds monétaire et Banque mondiale - qui continuent de se pencher sur le pays en sont à se contenter des bonnes intentions et des engagements de "bonne gouvernance", sans cesse formulées par les responsables politiques. Mais les habitudes et la "culture" politique en vigueur semblent plus fortes que l’énoncé des professions de foi, et les bailleurs de fonds pourraient y perdre leur latin, à force d’attendre indéfiniment que le "potentiel" du Congo se transforme en actions concrètes, sur le plan économique et social.
Comme si rien n’avait changé dans un pays qui a connu la guerre, la majorité des responsables se comportent en vainqueurs de la guerre, avec une inconscience consommée, en avivant dangereusement, un peu plus chaque jour, les frustrations du plus grand nombre.

Toutes ces malversations se font au grand jour, au vu et au su de tous.
En toute impunité. Comme si, à y voir de près, le gouvernement du Congo se fondait sur une règle non écrite : le partage de prébendes et de territoires de privilèges entre les élus au banquet de la République, ceux-là mêmes que le discours officiel présente comme investis du devoir d’assurer avant tout le bien-être du bon peuple. Un peuple réduit au rôle de spectateur des fastes, de l’arrogance et des excès provocateurs des gens du pouvoir et des cercles associés. On était fondé à espérer un surcroît de vertu de la part de ce pouvoir chargé de libérer un pays du souvenir de la guerre. Comme si la tragédie n’avait jamais eu lieu, les responsables actuels ne cessent d’accumuler les signaux négatifs, reproduisant parfois jusqu’à la caricature les travers qu’ils ont autrefois reprochés, à juste titre, à leurs prédécesseurs. Au point de renforcer les arguments de ces Congolais de l’extérieur qui continuent de rejeter toute forme de reconnaissance de ce pouvoir.

Comment espérer tourner le dos aux affrontements, aux troubles et à l’instabilité du passé, si l’on reproduit indéfiniment, au travers des régimes qui se succèdent, ces ingrédients générateurs des mêmes modes de confrontations ? Les responsables politiques actuels pourront-ils à temps s’écarter du cycle de l’erreur ? Pour l’heure, les Congolais cherchent désespérément les raisons de croire en la "nouvelle espérance" promise par le président Denis Sassou Nguesso.

Bazar
Ce qui devait être pour les hôtes du Fespam - musiciens, journalistes, divers invités - un voyage d’agrément s’est transformé en parcours d’épreuves : calendrier de départ incertain jusqu’à la veille de la date hypothétique, conditions de déplacement en avion sans cesse modifiées, titres de transports non adressés aux voyageurs avant la convocation à l’aéroport, hébergement hasardeux, sans compter que, pour beaucoup, la réception sur place (restauration, déplacements…) s’est transformée en randonnée de scouts… Pagaille à tous les étages du Fespam. Plus édifiant, les invités n’ont pu disposer d’un programme des manifestations qui se déroulaient cette année aussi bien à Brazzaville qu’à Kinshasa (République démocratique du Congo). Si l’on salue cette heureuse idée d’édifier symboliquement un pont culturel sur le fleuve entre les deux Congo, encore fallait-il informer les festivaliers des horaires et des lieux des réjouissances…

PAR FRANCIS LALOUPO