Commencer par être écrivain tout court
À l’heure où se répand un courant “africaniste” dans les lettres francophones d’Afrique noire, certains d’entre nous s’interrogent sur la nécessité du français comme langue d’écriture. Le Camerounais Patrice Nganang [1] va jusqu’à proposer “d’écrire sans la France”.
Avant d’abonder dans le sens de l’auteur, notons ceci, qui est d’importance. Pour Patrice Nganang, « Écrire sans la France » semble signifier tout à la fois écrire sans le français (donc dans les langues africaines ou toute autre langue que le français) et sans la France (c’est-à-dire les idéologies néocolonialistes hexagonales dont la Francophonie serait l’incarnation). Tel est le spectre de la formule. Le ton est sans voie de recours possible. D’après l’auteur, ceux qui ne s’y plieraient pas cautionneraient l’idéologie coloniale. Il écrit en effet : “C’est que, écrire sans la France, c’est avant tout écrire par-delà la francophonie : c’est donc retrouver la mobilité latérale de nos aïeux et de nos aînés qui de pays en pays, de terre en terre, et surtout de langue en langue se déplaçaient, sans profession de foi préliminaire, au gré de l’interlocuteur, au gré de la terre sur laquelle se posaient leurs pieds, et avec la même dextérité s’exprimaient en medumba et en bassa autant qu’en douala : bref, ne vivaient pas la multitude de leurs langues comme une damnation, tel que le veut un Gaston-Paul Effa, dans la lignée des argumentations purement coloniales, mais certainement comme une évidence.” [2]
La question méritait d’être posée, c’est désormais chose faite. On est toutefois en droit de se demander si l’idéologie qu’elle véhicule peut valablement se substituer au talent, seule unité de mesure d’un écrivain, quelle que soit sa langue. En se lançant dans de telles polémiques, sans aborder la question du métier, l’auteur africain n’escamote-t-il pas le vrai sujet, à savoir la littérature ? Tout se passe comme s’il pouvait discuter de tout et de rien, pour à la fin, sans doute par fainéantise ou par manière de raccourci, rejeter la responsabilité sur les chocs de l’Histoire. Pareille attitude permet de ne surtout pas discuter de l’essence de la création littéraire : le texte... Et lorsque, quelques lignes plus loin, mon confrère Patrice Nganang se demande : “Verrons-nous bientôt venir ce jour où des écrivains africains cesseront vraiment d’être francophones ?”, il est évident que nous nous éloignons du domaine de la création pour emprunter les sentes embourbées de la militance. Être francophone nous empêche-t-il d’être des écrivains ? L’ombre de la France pèserait-elle si fort au point de nous empêcher d’écrire en toute liberté ? N’avons-nous pas encore compris qu’il y a longtemps que la langue française est devenue pour les Français eux-mêmes une langue étrangère, et que l’Académie française n’en a plus le contrôle ? Que dire de l’impertinence, des fugues de langue venant d’un Ahmadou Kourouma, d’un Patrick Chamoiseau, d’un Sony Labou Tansi ou d’un Daniel Biyaoula ? Si, dans le terme “écrivain francophone”, l’adjectif « francophone » est de trop pour certains, peut-être faudrait-il déjà commencer par être écrivain tout court !
Le retour de l’authenticité
L’argument principal de ceux qui nous demandent d’écrire sans la France se résume ainsi : le français est entaché d’un vice rédhibitoire, insurmontable et même inexcusable : c’est la langue du colonisateur. C’est une langue qui ne nous permettrait guère de nous exprimer avec authenticité. « Authenticité », ai-je noté ? Encore un mot chargé de conséquences inimaginables ! C’est au nom de l’authenticité que certaines nations du continent ont vu leur population sombrer. Selon les partisans de l’authenticité, la langue française véhiculerait des “codes” d’asservissement, des tournures impropres au phrasé africain, toutes considérations que nous aurions tort de sous-estimer !
L’un des meilleurs prosateurs sénégalais, le romancier Boubacar Boris Diop, par exemple, après plusieurs publications en français (aux éditions Stock notamment), affirme s’être désormais tourné vers l’écriture en ouolof : “Le français - ou l’anglais - est une langue de cérémonie, et ses codes, à la fois grammaticaux et culturels, ont quelque chose d’intimidant... Ce sont là autant de raisons qui amènent l’écrivain africain à douter du sens et de la finalité de sa pratique littéraire” [3]. Notre confrère a publié effectivement en 2003 un roman en ouolof, Doomi Golo (Le fils du singe) [4] . Le milieu africaniste, fier, a applaudi cet acte de courage. Mais voilà que, à notre plus grande surprise, les éditions Philippe Rey annoncent, du même auteur, la parution de L’impossible innocence [5], un roman écrit, semble-t-il, dans ce qui peut se faire de plus classique et de plus maîtrisé dans la langue française. Preuve que l’écrivain, comme tout artiste, doit maîtriser son médium, en le rendant intimidant. C’est lui qui doit faire marcher la langue ; il ne doit jamais s’en laisser conter.
La situation s’avère encore plus compliquée lorsque c’est un éditeur français qui engage ses finances dans le dessein de rééditer le livre d’un auteur africain en Afrique. Ce fut le cas pour Le Cavalier et son ombre [6] publié à Paris, réédité en poche en Afrique, en français. Ce qui permet de vendre le livre à un coût moins élevé pour le lectorat du continent. Ce fut aussi le cas pour Les Gardiens du Temple [7].
De même, puisque l’opération n’est pas si simple que cela, l’éditeur anglophone de Ngugi Wa Thiongo va jusqu’à assurer lui-même la publication de certains de ses livres dans son pays et dans sa langue natale ! Voici donc que la langue du colonisateur tend les bras à la langue du colonisé ! Je me pose cette question : Naipaul, Rushdie, Zadie Smith, Walcott, Danticat sont-ils considérés comme étant « dans la lignée de l’idéologie coloniale » lorsqu’ils révèlent l’étendue de leur talent d’écrivains en langue anglaise ? À moins que les partisans de l’authenticité considèrent - par une opération relevant du cynisme - que la langue anglaise n’ait pas été une langue venant d’une puissance coloniale !
L’auteur africain du « dedans » et celui « du dehors »
En réalité, les partisans de l’authenticité parlent à mots couverts des écrivains africains du « dedans » et ceux « du dehors ». L’auteur africain « du dehors », résidant en Europe, est généralement perçu comme déconnecté de la réalité. On préjuge que, coupé des racines du continent, sa vision du monde est en quelque sorte faussée. Englué dans le système éditorial parisien, cet écrivain corrompu ne s’adresserait plus à ses « frères et sœurs », mais à son « public de raison », qui lui dicte ce qu’il a à écrire : « des ouvrages formatés pour un public occidental », selon l’expression de la journaliste Nabo Sene [8] .
Au contraire, l’auteur africain du « dedans », résidant en Afrique, serait celui qui incarnerait l’authenticité, la pérennité des valeurs et des traditions. Il serait « le dernier gardien de l’arbre », pour reprendre le titre d’un roman du Camerounais J-R Essomba. Son combat serait de refuser les chaînes d’une francophonie qui est la cause de tous ses maux. Il devrait regarder son passé, valoriser ses propres langues, écrire sans la France, retrouver « la mobilité latérale de nos aïeux et de nos aînés », mobilité si chère à Patrice Nganang au moment où nous espérons la situer sur le plan des échanges plus vastes, chaque langue ayant toujours un grain à picorer dans une autre. Et même dans une prose aussi achevée que celle du Camerounais Gaston-Paul Effa ou du Tchadien Nimrod - qui résident tous les deux en France - vibre une espèce de bruissement de langues que seuls les sourds (ou ceux qui font semblant de l’être) ne peuvent entendre...
Mourir pour les idées, d’accord, mais de mort lente (Georges Brassens)
Lorsqu’on milite pour une cause, on se fait fort de se conformer aux idées pour lesquelles on voudrait mourir afin de montrer aux autres l’exemple. Demander à l’écrivain africain francophone de cesser d’être francophone et lui proposer - comme, au fond, le pense Patrice Nganang - le modèle anglophone, relève d’une tentative de séduction spectaculaire. On ne peut pas à la fois blâmer une sphère et tirer profits sans vergogne de ses avantages. On constate en effet que bon nombre d’écrivains africains francophones, y compris ceux « du dedans » ou les moralisateurs de ces derniers temps, sont les éléments qui tirent le plus profit des dividendes de la francophonie. Ils sont présents dans les salons et rencontres littéraires francophones, sollicitent et acceptent diverses bourses ou résidences d’écriture. Certains d’entre eux, après une expérience malheureuse dans des maisons d’éditions africaines vont à pas feutrés à la conquête des éditeurs parisiens. Leurs livres sont publiés et diffusés en Europe. À commencer d’ailleurs par Patrice Nganang (publié chez l’Harmattan, au Serpent à plumes, et maintenant dans la collection Continents noirs de Gallimard). Au passage, cet écrivain aura accepté avec jubilation le Prix Marguerite Yourcenar décerné aux États-Unis par les instances francophones, dont le Consulat général de France ! De même que le Grand Prix littéraire d’Afrique noire qu’il a reçu pour le même livre, Temps de chien [9]. Or le Grand Prix littéraire d’Afrique noire est décerné par l’ADELF, l’Association des Écrivains de Langue Française tous pays confondus ! Bref, Jean-Paul Sartre a eu tort de refuser le Nobel...
La situation de l’écrivain africain francophone n’est pas si différente de celle d’un écrivain d’une province française dont le rêve est de publier chez Gallimard, Grasset, Le Seuil ou Albin Michel...
La courtoisie née de l’échange (Derek Walcott)
Écrire sans la France ? La plupart des écrivains francophones d’Afrique noire, s’ils parlent leur langue maternelle, sont loin de la maîtriser à l’écrit. Plusieurs de ces langues sont demeurées orales. Les politiques de ces pays doivent au préalable susciter une réflexion autour de ces langues. Or il faut déjà songer à “bâtir” une grammaire (ou la repenser si elle existe), l’harmoniser, ou encore installer des académies, développer des dictionnaires, créer des journaux dans ces langues, bref préparer les esprits à passer du stade oral - auquel on réduit d’ordinaire l’Afrique - aux exigences de l’écriture. Et il n’est pas interdit de traduire le livre d’un auteur africain francophone dans une langue africaine ! Les Gardiens du temple de Cheikh Hamidou Kane a été écrit en français, puis traduit plus tard en ouolof !
Il ne s’agit pas seulement d’écrire dans une langue africaine, encore faut-il préparer l’Africain à lire cette langue... comme on prépare le Français, le Chinois ou le Russe à lire leur langue !
La réalité est plus grave que cela : l’écrivain africain francophone est demeuré un indigène sans le savoir. “L’indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec leur consentement”, soulignait déjà Jean-Paul Sartre dans son introduction à Frantz Fanon. Et peut-être faudrait-il commencer par lutter contre ce consentement de l’indigène, faire de sorte que, pour reprendre l’expression de V. S. Naipaul, “la seule échappatoire possible” ne soit plus le drame de notre condition. En suivant cette logique, comment demeurer insensible aux propos de Derek Walcott, propos qui résument bien le désespoir actuel de l’écrivain africain francophone : “Nos corps pensent en une langue et bougent dans une autre...il devrait être clair que renoncer à la pensée parce qu’elle est blanche relève de la manie la plus absurde. Dans nos corps, que nous nous plaisons à torturer nous confondons deux grâces : la dignité que donne la confiance en soi, et la courtoisie née de l’échange [10].”
Alain MABANCKOU