L’un est critique littéraire, éditeur chez Gallimard Continents Noirs et auteur d’un livre qui convoque tous les superlatifs, Désirs d’Afrique, dans lequel il rappelle que c’est Chaka, du sud-africain Thomas Mofolo, qui donne le top-départ de la littérature africaine. L’autre est médecin-militaire à la retraite, ancien ministre, ancien préfet et, surtout, auteur de plusieurs livres, dont Les Fleurs des Lantanas, Longue est la nuit, etc. Rencontre à Paris avec deux mastodontes des lettres congolaises, Boniface Mongo Mboussa et Tchichelle Tchivéla.

Vous tenez les œuvres complètes de Tchicaya UTam’si, récemment éditées. Que vous inspirait l’œuvre de celui qu’on surnommait "le Rimbaud noir" ?

Boniface Mongo  : C’était le boss, le patron. Quiconque veut débuter en littérature, devrait peut-être suivre son exemple : il a commencé par faire un grand travail de mémoire avant de se lancer dans l’écriture. Je vous signale qu’il s’est forgé lui-même ; c’est un autodidacte. Et quand on voit l’énormité de son œuvre, on s’aplatit devant un tel personnage. Pour revenir à l’expression le « Rimbaud noir, » auquel Tchicaya UTam’si a été associé, tout comme Aimé Césaire l’a été avec « Aragon », ça me gêne beaucoup. C’est très réducteur, très français... Je veux dire qu’avec cette expression, un Autre ne peut exister sans nous, le Français. On dépouille ainsi l’Autre de toute originalité. Or Tchicaya UTam’si - et c’est sa grande réussite - a retranscrit beaucoup de contes vilis dans son œuvre, avec maestria d’ailleurs.

Tchichelle Tchivélla  : Tchicaya UTam’si était avant un ami, un frère. Nous nous voyions souvent à Paris. Il m’était arrivé de lire ses manuscrits avant publication, et j’étais ébloui. Je ne peux pas choisir lequel de tous ses livres est le plus abouti ; son œuvre est complète pour reprendre le titre du livre que je tiens dans mes mains. Souvent, nous cherchons des maîtres en Europe, or voilà qu’il nous est donné un maître en littérature. Pour employer une métaphore culinaire, je dirai que l’œuvre de Tchicaya UTam’si est une bouillabaisse, un fourre-tout tant sur le fond que sur la forme. On passe avec bonheur de la poésie à la prose dans un même livre, ou de la prose à la poésie. Et de quelle manière ? Je dis : Bravo l’artiste ! Notre ami commun Sony Labou Tansi ne s’était pas trompé en le qualifiant de Grand-Maître.

Belle transition ! Justement que pensez de Soni Labou Tansi ?

Tchichelle Tchivélla  : Lui aussi était un ami, nous correspondions beaucoup. Je souviens de la fois où il se trouvait à Nice, en France, et moi à Brazzaville, et il m’avait écrit. J’en étais ému aux larmes, moi qui ma lançais à peine dans la littérature. Tenez, dans « La vie et demi » il parle du docteur Tchichelia, militaire comme moi. J’en rigolais. Un jour, nous nous sommes retrouvés chez Présence africaine, puis le soir nous sommes allés à Rouen chez Mongo Beti (il essuie une larme).

Boniface Mongo Mboussa : Je crois qu’au pays de Tchicaya UTam’si et de Soni Labou Tansi, il faut se faire petit, tant le Congo n’a plus rencontré d’écrivains de leur trempe. Ils écrivaient dos au mur ; ils étaient traversés par l’histoire, contrairement à la génération actuelle. Pour Soni par exemple, soit il écrit, soit il crève. C’était une question de mort. Son chef-d’œuvre, à mon avis, demeure « La parenthèse de sang », un ouragan terrible. Un livre fou, un livre sur quelque chose qui n’existe pas. Mais il faut lire ce livre avec « La vie et demi, » ils sont complémentaires, l’on ne peut comprendre l’un sans l’autre. Je dois aussi mentionner, le délire latino-américain chez Soni Labou Tansi, les phrases torrentielles...

Vous aimez vous aussi la littérature latino-américaine : Pablo Neruda, Vargas LLosa, Julio Cortázar, etc. Tenez, nous parlions de Détours et tours de Vargas LLosa...

Boniface Mongo : Pour écrire ce livre, Vargas LLOsa a bossé dur. Quelle écriture ! Le manque de chronologie, le télescopage, la symétrie, tout ça c’est Vargas LLosa. Pour détail, beaucoup d’écrivains latino-américains ont pris les principes des maîtres européens, sans toutefois les imiter : du grand art !

Tchichelle Tchivéla : Je ne sais pas si je me serai baigné dans les eaux langoureuses des lettres sans les écrivains latino-américains. Quand je lis « Tous les feux, le feu », « Façon de perdre », « Nous l’aimions tant, Glenda », « Fin de jeu », je sursaute de joie, je suis traversé par une once de transe. Oui, Julio Cortázar est en quelque sorte mon maître pour les techniques de construction. La dislocation chronologique du récit qui aboutit à un émiettement du temps, ou le narrateur se déplaçant dans le temps, c’est l’une des caractéristiques spécifiques des lettres latino-américaines. A quelques nuances près, je retrouve cette technique chez mon ami d’enfance, puis de lycée, Emmanuel Dongala.

Parlez-nous de cet autre géant des lettres congolaises

Tchichelle-Tchivélla  : Dongala et moi avons été en Terminale au lycée Savorgnan de Brazza. Nous avions eu le bac la même année. Lui était le seul admis du coup dans une classe où il y avait des Français, des Gabonais, etc. Il était en sciences expérimentales et en philosophie : il dégageait déjà les caractéristiques d’un génie. Plus tard, quand j’ai lu l’un de ses romans, je n’étais pas ébaubi. Oui, chez lui le récit n’est pas linéaire, mais il adopte une alternance entre le passé et le présent ou l’inverse. Ses écrits sont une symphonie, un poème… Je dois aussi vous signaler qu’Emmanuel Boundzéki Dongala est le président de l’association que nous avons mise en place avec Bilombot Samba, Sylvain Mbemba et Marie-Léontine Tsibinda, l’ANEC (Association nationale des écrivains du Congo).

Boniface Mongo  : Mon frère Tchivélla a tout dit sur Dongala.

Propos recueillis par Bedel Baouna